Livraisons de repas, voitures de tourisme avec chauffeurs (VTC), petits travaux ou encore recharge de trottinettes électriques : l’ubérisation de l’économie a investi plusieurs secteurs ces dernières années, au détriment des droits de ces nouveaux travailleurs. Selon un récent rapport de l’Institut Montaigne, ils seraient 200.000 en France (0,75 % des actifs ayant une activité). Cet été, les revendications sociales se sont exprimées avec plus de résonance, avec des grèves ponctuelles de livreurs de repas à vélo qui protestaient contre la nouvelle modulation de leur rémunération par l’application Deliveroo. Malgré la promesse d’un revenu, les inconvénients sont nombreux pour ces indépendants. Les tâches sont faiblement rémunérées, la protection sociale proche de zéro, la représentation syndicale inexistante.
« Ces plateformes numériques se sont engagées dans un vide juridique : l’auto-entreprenariat », résume Édouard Bernasse, secrétaire général du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP). Dénonçant un « contournement massif du droit » et des « situations d’exploitation d’une intensité digne du siècle dernier », les sénateurs communistes ont déposé une proposition de loi (PPL) « relative au statut des travailleurs des plateformes numériques », afin de renforcer leur protection et de corriger cet angle juridique.
Indépendants ou salariés ? Un équilibre « subtil » à trouver
Le texte, fruit d’un an et demi de travail, veut faire bénéficier à ces travailleurs des dispositions du Code du travail, tout en prévoyant des exceptions. « L’équilibre a été subtil à trouver. Il faut offrir l’autonomie qu’ils demandent, et une législation sociale adaptée aux spécificités de leurs professions », explique le sénateur communiste Pascal Savoldelli, co-auteur de la PPL, avec son collègue Fabien Gay. En clair, ces travailleurs des plateformes numériques seront assimilés aux salariés. Les choses évoluent rapidement dans ce secteur. En novembre 2018, la Cour de cassation a requalifié pour la première fois en contrat de travail le lien qui unissait un travailleur à l’une de ces plateformes, reconnaissant un lien de subordination.
Coursiers à vélo : "Vous avez un vide juridique", dénonce le sénateur PCF Pascal Savoldelli
« Vous avez un vide juridique », dénonce le sénateur communiste Pascal Savoldelli
Les quatre articles du texte, qui seront inscrits à l’agenda dans les prochains mois, dans le cadre d’une niche parlementaire, ont été conçus en étroite association avec les travailleurs du secteur, mais aussi la CGT. Tout en affirmant un certain nombre de principes de base à respecter, il accorde une large place à la négociation annuelle des futurs représentants de ces travailleurs. Si la proposition de loi était adoptée, et donc intégrée au Code du travail, demain les plateformes ne pourraient plus décider unilatéralement de la durée de travail et de l’organisation des semaines de travail.
Une rémunération à l’heure
À l’exception des chauffeurs qui seront payés sur la base du kilomètre, tous les autres travailleurs des plateformes devront être rémunérés sur une base horaire. Et non plus à la tâche, c’est un changement profond de paradigme. Ce changement de taille limitera la « concurrence sociale » entre travailleurs des plateformes et les risques qu’ils prennent pour obtenir un revenu décent. Comme les conditions de travail, le mode de calcul fera l’objet de négociations annuelles.
La proposition de loi veut également affilier ces travailleurs au régime général de la Sécurité sociale : ce qui signifie des cotisations, en échange de protections. De la même manière, ils auront le droit à l’assurance-chômage. Pour pouvoir bénéficier de l’allocation de retour à l’emploi, les travailleurs des plateformes devront justifier de 450 heures de travail (3 mois de travail sur une base de 35 heures hebdomadaires) sur une période d’un an.
Scandalisés par le fait que des coursiers puissent être « désactivés » sur ces applications, selon une procédure opaque, les sénateurs demandent également que la rupture d’un contrat soit motivée par un motif réel et sérieux.
Le problème de l’opacité des algorithmes, répartissant le travail des différents travailleurs, organisant les temps d’attente ou fixant les rémunérations, trouve également une réponse dans la proposition de loi. Les plateformes auront l’obligation de prendre en charge, à leurs frais, un expert spécialiste de l’intelligence artificielle ou des data scientists (spécialistes des données) pour rendre « intelligibles » les informations et les données, dans le cadre des négociations avec les représentants. Ces derniers pourront demander à tout moment des informations complémentaires.
Ces pistes sont loin de répondre uniquement à la problématique de ces travailleurs indépendants, estiment les auteurs de la proposition de loi. Pour le sénateur de Seine-Saint-Denis Fabien Gay, l’ubérisation de l’économie « impacte l’ensemble de la société et des salariés », à cause des changements qu’elle introduit. « La question de l’interdépendance vis-à-vis des plateformes concerne aussi les restaurateurs qui se sentent dépossédés de leur restaurant. »
À la recherche d’un soutien chez les autres groupes politiques
Avant son inscription à l’ordre du jour du Sénat, le groupe communiste compte présenter son texte à l’ensemble des groupes, et le relayer à l’Assemblée nationale. « Il faut que l’on crée les conditions de son adoption, créer un rassemblement politique très large », appelle la sénatrice Éliane Assassi, présidente du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste. Elle et ses collègues comptent réitérer l’union sacrée qui s’était installée lors du vote sur la proposition de loi revalorisant les pensions des agriculteurs, texte porté par les parlementaires communistes.
Signe d’un contexte de plus en plus brûlant sur le sujet, les députés de la majorité présidentielle devraient aussi se saisir du statut des travailleurs des plateformes. C’est la volonté qu’a exprimé le délégué général de la République en marche, lors de soin université d’été des 7 et 8 septembre. « Je souhaite que notre mouvement s’empare plus profondément de cette question et qu’avec nos parlementaires, nous puissions porter des propositions pour que nous puissions mieux repenser la protection des travailleurs », a déclaré Stanislas Guerini, après avoir qualifié de « pas acceptable » la situation des coursiers Deliveroo.
La question des travailleurs des plateformes numériques devrait d’ailleurs revenir plus vite que prévu à la Haute assemblée. Ce sera à l’occasion de la nouvelle lecture de la LOM, la loi d’orientation des mobilités. L’article 20, très critiqué pour son manque d’ambition, demande que des chartes facultatives soient signées par les plateformes, pour renforcer leur responsabilité sociale vis-à-vis de leurs travailleurs. Mais vu le contexte social et les récentes décisions de justice, « cet article est caduque », estime le sénateur Pascal Savoldelli.