« Le Parlement devra peut-être se prononcer à nouveau si le gouvernement décide de proroger l’état d’urgence sanitaire au printemps prochain. Il exercera sa fonction de contrôle ». Le 4 février dernier, devant la presse parlementaire, Gérard Larcher lançait un avertissement au gouvernement. En effet, depuis un an, le président du Sénat a pu se rendre compte à quel point cette prérogative constitutionnelle était devenue une gageure pour les parlementaires.
En un an, le Parlement aura examiné pas moins de six projets de loi instituant ou prolongeant l’état d’urgence sanitaire. Un régime d’exception qui habilite le gouvernement à légiférer par ordonnances dans des domaines touchant aux libertés publiques, comme la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion, de procéder aux réquisitions de tous biens et services nécessaires, ou encore toute mesure permettant de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du virus.
Le 23 mars 2020, veille de la promulgation de la première loi d’urgence sanitaire, le pays est alors « en guerre » contre le covid-19, selon les dires du chef de l’Etat. Le régime d’exception a déjà été décrété depuis plusieurs jours, et, au Sénat, on sent déjà poindre un amenuisement du pouvoir législatif.
Philippe Bas, à l’époque président LR de la commission des lois, interpelle Marc Fesneau, ministre chargé des relations avec le Parlement : « Monsieur le ministre, pouvez-vous vous engager au nom du gouvernement à nous informer du contenu de ces ordonnances avant qu’elles soient signées ? ». Réponse de Marc Fesneau : « Nous associerons le Parlement au travail mené, mais les délais des ordonnances seront parfois peu compatibles avec l’exigence d’une association du Parlement à leur élaboration. Nous ferons au mieux ».
« On ne peut pas vivre constamment sous un régime d’exception »
Une inquiétude d’autant plus compréhensible que ce régime d’état d’urgence sanitaire instaure un contrôle du Parlement bien plus faible que celui prévu dans le cadre de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence de type sécuritaire, et même moindre que l’article 16 de la Constitution qui donne les pleins pouvoirs au chef de l’État.
L’article 16 prévoit que le Conseil Constitutionnel doit être consulté sur toutes les mesures qui seraient prises par le Président de la République, ce qui n’est pas le cas avec le régime d’état d’urgence sanitaire. De même, dans le cadre de l’état d’urgence, tel que défini dans la loi de 1955 que la France a connue au moment des attentats de 2015, le Parlement doit autoriser la prolongation de l’état d’urgence au-delà de douze jours. La loi du 24 mars 2020 ne fait intervenir le Parlement qu’au bout de deux mois.
Le délai est même encore plus long avec la dernière loi d’urgence sanitaire adoptée en février 2021 qui prévoit une prolongation de ce régime d’exception du 16 février au 1er juin. La majorité sénatoriale de droite et du centre a tenté, sans succès, de ramener cette date au 3 mai. « Sur l’ensemble de ces projets de loi, la position du Sénat a toujours été constante, le délai donné au gouvernement pour légiférer par ordonnances est trop long. Pourquoi donner des habilitations aussi longues, alors que le Parlement siège toutes les semaines. Nous sommes un pouvoir législatif à temps plein. On ne peut pas vivre constamment sous un régime d’exception. Il faut revenir à une procédure saine » alerte Jean-Pierre Sueur, vice-président PS de la commission des lois.
« Le recours abusif » des ordonnances
Le 1er octobre 2020, tout juste réélu président du Sénat, Gérard Larcher avait envoyé un message clair au gouvernement. « Le recours aux ordonnances est devenu massif. Depuis mai 2017, 183 ordonnances (ont été) publiées. Recours abusif car il est loin d’être justifié par l’urgence », dénonçait-il avant de demander que les ordonnances « soient ratifiées systématiquement par le Parlement ».
A la suite de sa réélection, une délégation en charge du travail parlementaire s’est d’ailleurs vue confier la mission de « contrôle et du suivi des ordonnances ».
Sa demande faisait écho à une récente décision du Conseil constitutionnel selon laquelle une ordonnance non ratifiée par le Parlement peut avoir rétroactivement force de loi une fois passé le délai d’habilitation, à la seule condition que le projet de loi de ratification de l’ordonnance ait été déposé dans le temps imparti. En d’autres termes, passée leur date limite, les ordonnances « doivent être regardées comme des dispositions législatives ».
« Un gouvernement a peu d’intérêts à se présenter devant le Parlement pour l’examen d’un projet de loi de ratification. Il prend le risque de s’exposer au dépôt d’amendements et il encombre son calendrier parlementaire », expliquait le constitutionnaliste Benjamin Morel à publicsenat.fr.
Ratification des ordonnances : la piste de la législation en commission
La ratification expresse par le Parlement des nombreuses ordonnances prises en vertu des lois d’urgence (une soixantaine pour le premier texte en mars 2020, une trentaine pour le dernier de février 2021), entraînerait effectivement un embouteillage du calendrier parlementaire, déjà très chargé en cette fin de quinquennat. « Pour remédier à ce problème, nous pourrions pratiquer la législation en commission, puisque le règlement du Sénat le permet », fait valoir Jean-Pierre Sueur.
Depuis 2017, la Conférence des Présidents peut mettre en œuvre cette procédure de législation en commission sur tout ou partie d’un projet de loi, (comme un projet de loi de ratification d’une ordonnance) ou d’une proposition de loi ou de résolution. Le droit d’amendement des sénateurs et du gouvernement sur les articles concernés s’exerce alors uniquement en commission. La séance plénière est réservée aux explications de vote et au vote.
Cette procédure n’est toutefois pas applicable aux projets de révision constitutionnelle, aux projets de loi de finances et aux projets de loi de financement de la sécurité sociale.
Sortie de l’état d’urgence sanitaire : « Un vrai faux état d’urgence »
Après une prolongation du régime d’état d’urgence au mois de mai, la France a cru entrevoir le bout du tunnel à l’été. Un projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence est alors présenté au Parlement en juin. Il permet de proroger certaines restrictions, (circulation, rassemblements…) jusqu’en octobre 2020, dans l’éventualité d’une seconde vague. Mais surtout, il instaure pour la première fois un régime transitoire de sortie de l’état d’urgence. Il s’apparente à une sorte d’état d’urgence « light », donnant au premier ministre des prérogatives très fortes. Seul le confinement n’est pas permis. Par le dépôt d’une motion préalable, cette fois-ci, le Sénat rejette l’ensemble du texte.
« Vous nous proposez quelque chose d’hybride […] d’un côté vous arrêtez pour le 10 juillet (l’état d’urgence) mais de l’autre côté vous conférez au Premier ministre l’ensemble quasiment des dispositions qui constituent l’état d’urgence sanitaire. Il y a là quelque chose qui n’est pas clair », s’était ému Jean-Pierre Sueur.
La présidente du groupe communiste Éliane Assassi relevait-elle, « l’existence d’une nouvelle catégorie d’état d’exception : la sortie de l’état d’urgence ». « Un vrai faux état d’urgence » appuyait Maryse Carrère, sénatrice des Hautes-Pyrénées, (RDSE).
« Le gouvernement voulait se donner les coudées franches en s’affranchissant d’un contrôle du Parlement par le vote de la loi. Nous nous y sommes opposés. L’exécutif, par la suite, a finalement dû y renoncer », se félicite aujourd’hui Philippe Bas.
A l’automne 2020, un nouveau projet de loi d’état d’urgence est présenté devant le Parlement, comprenant à nouveau un régime transitoire de sortie de l’état d’urgence jusqu’au 1er avril. Le Sénat le supprime. L’Assemblée nationale qui a le dernier mot le rétablit dans la version définitive du texte.
« Je comprends le souhait du Parlement d’avoir une clause de revoyure plus fréquente »
Il faudra attendre 2021 et un nouveau texte prolongeant l’état d’urgence jusqu’au 1er juin, pour voir le Sénat obtenir gain de cause sur ce point. Le texte, à l’origine, fixait aussi un régime transitoire de sortie de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 30 septembre. En commission, les députés emboîtent le pas des sénateurs et suppriment l’article 3 qui en portait ce principe. A la place, une clause de revoyure avec le Parlement est prévue en mai, si jamais l’état d’urgence devait être prolongé.
Auditionné par la commission des lois du Sénat, Olivier Véran, ministre de la Santé et des Solidarités, fait amende honorable. « J’ai entendu les critiques sur les délais longs. […] Je comprends le souhait du Parlement d’avoir une clause de revoyure plus fréquente » (..) « si la situation sanitaire est amenée à durer, ce qui est une possibilité non négligeable, il est légitime que je me représente devant les deux chambres ».
Ce geste d’apaisement n’a néanmoins pas suffi à faire adopter le texte par le Sénat en février, la Haute Assemblée et le gouvernement s’étant opposés au contrôle des mesures de confinement.
« Le surcroît de pouvoir donné au gouvernement a été accompagné d’un surcroît de contrôle parlementaire »
Au moment de faire le bilan, Philipe Bas, rapporteur LR de ces différents textes, tient à souligner la place du Parlement dans cette période inédite. « En un peu moins de 10 mois, nous avons examiné six textes (un septième texte a été retiré), soit un rythme d’un texte tous les deux mois. Ce n’est pas un signe d’une absence de Parlement. Le surcroît de pouvoir donné au gouvernement a été accompagné d’un surcroît de contrôle parlementaire en particulier celui du Sénat. Il est important que nos concitoyens sachent que le Parlement a su s’organiser. Nous avons mis en place une commission d’enquête, un comité de suivi de l’état d’urgence, nous avons aussi obtenu l’écriture de certaines mesures directement dans la loi et non par ordonnances dont nous avons par ailleurs limité le nombre », se félicite-t-il.
A noter enfin que la validité du régime juridique de l’état d’urgence sanitaire est fixée jusqu’à la fin de l’année 2021. En d’autres termes, l’exécutif pourra à partir du mois de juin et jusqu’à la fin de l’année, s’il le faut, décréter un nouvel état d’urgence pour une durée maximum d’un mois avant de repasser devant le Parlement pour présenter un énième projet de loi d’état d’urgence sanitaire.