C’est l’homme du premier confinement. Chaque soir, lors de son point quotidien, il égrenait le nombre de cas, de morts. On en compte aujourd’hui plus de 56.000. Jérôme Salomon, directeur général de la santé depuis janvier 2018, est aujourd’hui mis en cause par le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur la gestion de l’épidémie de Covid-19, que publicsenat.fr a pu consulter (lire ici notre article sur l’ensemble du rapport).
Les membres de la commission, présidée par Alain Milon (LR) avec le vice-président de la commission, René-Paul Savary (LR), avec à leurs côtés les rapporteurs Bernard Jomier (PS), Catherine Deroche (LR) et Sylvie Vermeillet (UC), se sont particulièrement penchés sur l’origine du « fiasco » des masques. On le sait, la France est arrivée démunie sur ce plan face au virus.
Non-renouvellement du stock de masques : Jérôme Salomon prend sa décision sans informer la ministre de la Santé
Les médias se sont largement concentrés sur un changement de doctrine, intervenu en 2013, pour expliquer le faible nombre de masques dont disposait la France. Le travail des sénateurs éclaire cette situation sous un nouveau jour. Concernant le non-renouvellement des masques chirurgicaux, ceux portés aujourd’hui par le grand public notamment, les sénateurs accusent Jérôme Salomon d’une grande responsabilité en la matière.
Le directeur général de la santé (DGS) sera alerté sur la pénurie à venir. Mais sa réponse sera loin d’être à la hauteur. Quand Santé publique France (SPF) informe que 600 millions de masques sont déclarés non-conformes, en 2018, que fait le directeur général de la santé ? Il décide de ne commander que 50 millions de masques. « Il est pour le moins surprenant que le DGS, instruit de cette échéance, ne passe une commande ferme que de 50 millions de masques, c’est-à-dire une quantité inférieure à ce qui serait nécessaire pour remplacer les seuls masques arrivant à péremption en 2019 » s’étonnent les sénateurs dans le rapport. Pire : Jérôme Salomon n’en a « pas informé la ministre » de la Santé, Agnès Buzyn. Prendre une telle décision sans en référer à la ministre est pour le moins étonnant.
« Pression directe » de Jérôme Salomon sur Santé publique France
Mais ce n’est pas tout. Selon le rapport de la commission d’enquête, « la direction générale de la santé a fait le choix de ne conserver qu’une très faible quantité de masques en stock et a modifié un rapport scientifique a posteriori pour justifier sa décision ». Une accusation qui s’appuie sur un échange de mails, obtenu par les sénateurs, entre le directeur général de la santé et l’ancien directeur de Santé publique France, François Bourdillon, au sujet d’un rapport d’expert. Cet expert, c’est Jean-Paul Stahl, professeur de maladies infectieuses au CHU de Grenoble.
Son avis transmis à Santé publique France en août 2018, puis dans un courrier de SPF au directeur général de la santé, le 26 septembre 2018, « semble confirmer la pertinence d’un stock élevé, probablement d’environ un milliard de masques chirurgicaux » soulignent les sénateurs. Or « l’analyse de courriels échangés entre la direction générale de la santé et Santé publique France atteste d’une pression directe de M. Salomon sur l’agence afin qu’elle modifie la formulation des recommandations de ce rapport avant sa publication au grand public » dit le rapport sénatorial.
Ne pas modifier ce rapport d’expert « aurait été un désaveu de la décision du DGS d’octobre 2018 »
L’expert parlait dans la première version du rapport de « stock » de masques, à hauteur d’un milliard, quand celle publiée en 2019 ne parle plus que de « besoin ». Un mot qui fait toute la différence. Il permet à Jérôme Salomon de justifier, à postériori, sa décision de ne commander que 50 millions de masques, ne respectant pas la préconisation du rapport Stahl de constituer un stock d’un milliard de masques. Ne pas modifier l’avis « aurait été un désaveu de la décision du DGS d’octobre 2018 » estiment les sénateurs, qui dénoncent « l’intervention directe du DGS dans les travaux d’un groupe d’experts afin qu’ils n’émettent pas de recommandation qui pourrait venir questionner le choix fait par ce même DGS »…
Or, lors de leurs auditions en septembre 2020 au Sénat, « l’argument selon lequel le rapport Stahl ne parle pas de stock mais uniquement d’un besoin (qui pourrait donc être satisfait par d’autres moyens qu’un stock dormant important) a précisément été celui répété par M. Salomon et Mme Buzyn pour justifier l’inutilité de constituer un tel stock et la pertinence de n’avoir commandé que si peu de masques en octobre 2018 », constatent les sénateurs. CQFD.
Des mails instructifs
Les extraits des mails sont instructifs à cet égard. Voici ce qu’écrit Jérôme Salomon le 21 février 2019 à François Bourdillon :
Comment concevoir, sauf à vous décharger sur la DGS puisque vous agissez au nom de l’Etat pour la question des stocks, qu’un groupe d’experts de SPF […] laisse penser que le stock de masques doit être autour de 1 milliard et que l’établissement pharmaceutique de SPF n’ait pas constitué des stocks à hauteur de ce qui est recommandé ?
Le DGS ajoute ensuite : « Je souhaite éviter de nous mettre en situation de prendre des décisions précipitées [c’est-à-dire de devoir acquérir massivement des masques], qui pourraient nous mettre en difficultés collectivement, y compris sur le plan budgétaire ». Le facteur budgétaire est ici évoqué dans la décision d’un faible renouvellement de stock, comme il l’est au sujet des masques FFP2 dans le rapport.
Voici la copie du mail du DGS au directeur de Santé publique France, daté du 21 février 2019, mise en annexe du rapport :
Les mails en question effacés par un bug informatique
Dernier élément, qui pourrait être croustillant, s’il n’était pas d’abord étonnant : le professeur Stahl a indiqué à la commission d’enquête « ne pas avoir conservé ses échanges de travail et que l’ensemble de ses archives de messagerie a été écrasé au cours d’une manœuvre intempestive par le système informatique de son CHU », écrivent les sénateurs. « Il a précisé également avoir supprimé les versions successives du rapport au fur et à mesure des avancées validées, afin de ne garder active que la version la plus récente ». Pas de chance.
Pour noircir le tableau, la commission d’enquête constate ensuite le peu d’empressement pour lancer cette commande des 50 millions de masques. « Une faible commande… réalisée par Santé publique France huit mois après sa demande » s’étonnent ainsi les rapporteurs. Selon Agnès Buzyn, ce délai « illustre la faible importance que semble revêtir alors la reconstitution du stock stratégique » rapportent les sénateurs. L’ex-ministre voit notamment une explication à l’état d’esprit de l’époque : « Si la question des stocks de masques n’a pas été remontée, c’est, je pense, en raison d’un traumatisme lié à la gestion de la grippe H1N1. Roselyne Bachelot l’a d’ailleurs payé : tout le monde a parlé de gabegie ». Reste que la décision que Jérôme Salomon a pris seule, sur un enjeu aussi stratégique sur le plan sanitaire, et la manière dont il a cherché à faire modifier un rapport pour justifier, après coup, son choix contestable, va laisser des traces. Elle ne restera peut-être pas sans suite.