De la démocratie à la « vetocratie », selon Marcel Gauchet

De la démocratie à la « vetocratie », selon Marcel Gauchet

Entendu par les sénateurs, Marcel Gauchet, historien et philosophe, a livré un diagnostic pessimiste sur l'état de notre démocratie. Récusant l'idée d'une participation plus directe des citoyens, qui ouvrirait la voie à une contestation citoyenne permanente, ou "vetocratie", il plaide pour une prise de conscience des élus, qui doivent parvenir à incarner la vision du monde et les problèmes de ceux qu'ils représentent.
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Demande d’abrogation de la loi travail, manifestations, multiplication des pétitions contestataires : de plus en plus de voix s'élèvent pour défendre l'idée que les citoyens devraient pouvoir, en cours de mandat, s’opposer irrévocablement à une décision prise par leur représentant élu. Benoit Hamon, candidat à la primaire de la gauche, propose même un référendum populaire, proche de celui existant en Suisse.

Les citoyens seraient ainsi capables, au nom de la démocratie directe, de s’opposer aux décisions d’un gouvernement  démocratiquement élu, et donc légitime.

Marcel Gauchet, philosophe et historien, auditionné par les sénateurs dans le cadre de la mission d'information "Démocratie représentative, participative et paritaire" considère ces idées comme dangereuses. Elles pourraient ouvrir la voie à une "vetocratie" : un pouvoir constamment bloqué, paralysé, incapable de prendre des décisions impopulaires pour le bien commun parce qu’il serait contraint de plier face à une contestation même minoritaire.

L’augmentation de la participation directe n’est pas une solution, selon Marcel Gauchet

L’air du temps veut que la participation, une démocratie plus directe puisse répondre à ce problème. En donnant plus de voix au peuple, plus d’occurrence démocratique, les citoyens seraient susceptibles de mieux accepter la décision, parce qu’ils s’y reconnaîtraient.

Pour Marcel Gauchet, c’est une illusion. « Derrière les démarches de demande de participation il y a une récusation de la capacité des élus à représenter valablement la volonté populaire. » Or, remarque-t-il :

« Toutes les expériences participatives aboutissent au même constat : que cette participation est très minoritaire. »

D’une part, pour Marcel Gauchet, la demande de participation n’émanerait que d’une population « militante », « très minoritaire », et non d’une demande globale émanant de toutes les strates de la société. Mais quand bien même cela serait le cas, la participation directe de citoyens ne ferait que « reconduire le problème de la représentation, puisque les participants ne sont pas plus légitimes à se prononcer que les individus légitimement élus. »

C’est en effet la question de la valeur de l’opinion en démocratie qui est en jeu. Et pour Marcel Gauchet, une opinion, en démocratie, ne prend sens que lorsque son porteur reçoit l’onction de l’élection. « Nous avons affaire à un déplacement de la légitimité démocratique », a-t-il expliqué. Une  « dissociation qui fonctionne dans l’esprit des citoyens » entre « l’indiscutable décision populaire sortie du vote et la capacité ensuite à définir à partir de cette position légitime une action elle-même considérée comme légitime » Les représentants élus disposent d’ « une légitimité très forte, même quand ils ont une côte de popularité très faible. » Mais cette légitimité « de position », ne leur assure pas de « légitimité de décision ». 

Selon lui, le problème ne vient pas du principe de représentation, mais d’une « insuffisance du diagnostic », qui illégitime l’action publique.

« La demande principale des citoyens d’être entendue n’est pas simplement d’être entendu tout court, mais entendu de leurs représentants. Cela se passe à l’intérieur de la représentation. »

Les représentants, explicite Gauchet, sont une « fonction dans la sphère politique », qui est de « porter, trancher des décisions pour la collectivité en réponse à des problèmes ». Or, aujourd’hui, la vie politique serait « peuplée de solutions à des problèmes qui ne sont ni posés ni compris. » Le représentant aurait perdu sa capacité à clarifier, mettre en relief les grands problèmes auxquels fait face la société et auxquels la société doit répondre. Autrement dit, ils ne porteraient pas, ou trop peu, de visions du monde qui engloberaient tous les aspects de la vie de la collectivité et qui leur donneraient un sens.

L’entrée dans un temps de « monothéisme des valeurs »

A cela, Marcel Gauchet identifie deux causes. D’abord, l’entrée dans  un temps de monothéisme des valeurs. Peu ou prou, nous croyons tous aujourd’hui en les mêmes choses, des principes sur lesquels nous ne sommes pas prêts à transiger.

« Dans ces conditions, se réclamer de valeurs que tout le monde partage peu ou prou, avec des nuances donne une impression d’enlisement, de focalisation du pouvoir dans des micro-décisions dont la cohérence générale n’apparaît pas, et finalement laisse une impression d’impuissance des représentants à définir un projet cohérent pour le pays. », abonde Marcel Gauchet.

Le premier signe de cet enlisement, de amenuisement des grandes idées politique serait l’augmentation des programmes « pavés », inversement proportionnelle à la « réduction flagrante d’une vision politique à des valeurs ». dans ce « grand écart », entre des mesures de plus en plus éclatées et l’absence d’un grand récit politique fédérateur, se trouve l’impasse dans laquelle vivote aujourd’hui la vie politique.

Porter les problèmes de ceux qu’ils représentent  

 La seconde cause identifiée par Marcel Gauchet est l’incapacité des représentants à « porter » les problèmes de ceux qu’ils représentent. Comme il le remarque, « le pouvoir démocratique est fait pour que les citoyens se reconnaissent dans son action » Mais ce n’est pas le cas. Et ce n’est pas, selon Marcel Gauchet, une question de la composition socio-économique, ou paritaire du Parlement.

 « Le problème n’est pas qu’il n’y ait pas d’ouvriers mais que ne soient pas représentés les questions que posent la condition ouvrière   - ou la condition féminine. »

Une des sources de l’intense contestation populaire contre la loi travail, considère Gauchet, a été l’échec du gouvernement à « donner le sentiment de faire écho à ce qui est le vécu du travail aujourd’hui. Ils ont donné aux salariés l’impression  qu’ils parlaient d’ailleurs par rapport à ce qu’ils vivent dans leur entreprise. »

Ainsi, pour Marcel Gauchet, le délibératif a pris une place démesurée par rapport à l’exécutif dans notre démocratie, parce que les citoyens ont le sentiment de devoir porter eux-mêmes une vision de la collectivité et de l’avenir que les représentants échouent à incarner.

Il est sans doute heureux, pour le moins, que les sénateurs prennent le temps d’entendre ce diagnostic.

 

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