« On parle d’hommes, de femmes, d’enfants qui vivent dans un quotidien dont plus personne ne voudrait. Et je rappelle que nous sommes en France ! » Dépôts sauvages, décharges à ciel ouvert, pollution des eaux et des sols… l’énumération dans laquelle se lancent la sénatrice de l’Aude Gisèle Jourda (PS) et sa collègue Viviane Malet, élue de La Réunion (LR), dresse un tableau particulièrement inquiétant de la gestion des déchets dans les territoires ultramarins, où l’urgence sanitaire flirte avec la catastrophe environnementale. Ce jeudi 8 décembre, dans la salle de presse du Palais du Luxembourg, les deux élues présentaient les conclusions de la mission d’information qu’elles ont pilotée sur cet épineux sujet au nom de la délégation sénatoriale aux Outre-mer. « Le constat est celui d’un retard majeur », explique Viviane Malet au terme de six mois de travaux, d’une cinquantaine d’auditions et de plusieurs déplacements à Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon et à La Réunion.
« Il ne se passe pratiquement pas un jour sans que la presse quotidienne régionale ultramarine ne se fasse l’écho d’un problème de déchets », poursuit la sénatrice. De manière générale, les Outre-mer font les frais d’un retard massif d’équipements, qui impacte lourdement la collecte et la valorisation des déchets. Une situation qu’expliquent les difficultés économiques, mais aussi les spécificités de ces territoires, confrontés à des problématiques d’éloignement, aux contraintes de l’insularité ou encore à des modes de vie particuliers.
Selon les données collectées par le Sénat, le taux moyen d’enfouissement des déchets ménagers est de 67 % dans les Outre-mer, contre seulement 15 % au niveau national. Ce chiffre grimpe à 98 % à Mayotte. La quantité annuelle moyenne d’emballages ménagers collectés par habitant dans les cinq départements et régions d’outre-mer est de 14 kg, une donnée plus de trois fois inférieure à la moyenne nationale (51,5 kg). Dans la plupart des territoires ultramarins, le nombre de déchetteries par habitant est « de 2 à 9 fois plus faibles que dans l’Hexagone », relève le rapport dévoilé par les deux sénatrices. Ainsi, la Guyane, « un territoire grand comme le Portugal », ne compte que deux centres de collecte.
Des situations inégales
Toutefois, à y regarder de plus près, la photographie que dresse le rapport pour chaque territoire révèle d’importantes disparités et des problématiques qui sont loin d’être partagées d’une région à l’autre. Saint-Martin et Wallis-et-Futuna ont amélioré la lutte contre les dépôts sauvages mais peinent à mettre en place des systèmes de valorisation et privilégient encore l’exportation. « Le transport des déchets en conteneurs vers d’autres territoires ne peut pas toujours se faire à cause des zones douanières à traverser, qui peuvent refuser de laisser passer certains produits. Parfois, les conteneurs attendent des mois avant de partir », relève Gisèle Jourda.
Saint-Pierre et Miquelon collectent depuis 2018 les biodéchets, mais se reposent sur deux décharges « historiques » - et illégales - en ce qui concerne l’élimination des déchets résiduels, avec des brûlages à l’air libre. En Guadeloupe et en Martinique, les taux d’enfouissement demeurent élevés (entre 40 et 77 %), et la fragilité du réseau de déchetterie favorise les dépôts sauvages. Ainsi, sur l’île « aux belles eaux », rien moins que 375 cimetières de véhicules hors d’usage ont été recensés en 2017. La Polynésie française, en raison du grand nombre d’archipels et du coût élevé de rapatriement des déchets vers Tahiti, est également minée par les dépôts impromptus. Inversement, Saint-Barthélemy, qui « valorise la quasi-intégralité de ses déchets, avec un modèle adapté », fait figure de bon élève. La Haute Assemblée salue également les « dynamiques positives » mises en place pour combler les retards sur l’île de La Réunion et en Nouvelle-Calédonie.
« À Mayotte, les enfants jouent dans les dépotoirs »
En revanche, Guyane et Mayotte, sous le coup d’une explosion démographique, présentent des situations dramatiques. « Ces deux territoires cumulent les handicaps et les retards », pointe le rapport. Délaissés par les services de collecte, les quartiers informels peuvent représenter jusqu’à 40 % de la population. « À Mayotte, les enfants jouent dans les dépotoirs », constate Viviane Malet. « Comme en Guyane, le taux de prévalence de la leptospirose y est 70 fois supérieur au taux national. » Transmise par les rongeurs, cette maladie bactérienne est généralement bénigne mais peut entraîner des complications rénales, avec un taux de mortalité de 5 à 20 %, indique l’Institut Pasteur.
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250 millions d’euros en 5 ans
« Un plan Marshall XXL s’impose tant la situation n’est pas tenable, en particulier à Mayotte », martèle la sénatrice Jourda. Le rapport présenté ce jeudi formule 26 propositions, en tête desquelles la mise en place d’un plan de rattrapage exceptionnel de 250 millions d’euros sur 5 ans, en plus des fonds déjà alloués à la collecte des déchets dans les Outre-mer.
Les élus demandent également une exonération de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) « pendant 5, 7 ou 10 ans, selon les territoires, soit un gain annuel pour les dépenses de fonctionnement entre 17 et 30 millions d’euros par an ». Collectée depuis 2000, la TGAP vise les entreprises qui ont des activités polluantes, elle est également due par toutes les personnes stockant des déchets ou procédant à leur incinération. Calculée en fonction du degré de nuisance, selon le principe du pollueur-payeur, cette taxe est vécue comme un « fardeau » par les Outre-mer, dont le manque d’infrastructures de valorisation ne permet pas de réduire efficacement la pratique de l’enfouissement et l’incinération. « La TGAP absorbe 16 % de leur budget de fonctionnement », pointe Gisèle Jourda. Notons que dans la version adoptée par la Sénat du budget 2023, les élus avaient voté un gel d’un an de la TGAP en Outre-mer, contre l’avis du gouvernement. Les fonds dégagés par une exonération devraient permettre de développer l’ingénierie en recrutant des effectifs supplémentaires, de renforcer les collectes mais aussi de dégager de nouveaux investissements.
Favoriser la collecte et réduire les dépôts sauvages
Le rapport s’alarme également de la « carence » des éco-organismes en Outre-mer, des structures financées par les industriels pour opérer la gestion des déchets issus des produits en fin de vie. « Très clairement, les éco-organismes ont négligé les Outre-mer, car cela leur coûtait trop cher », résume Viviane Malet. Le rapport préconise la mise en place d’un « mécanisme incitatif de pénalités pour les éco-organismes n’atteignant pas des objectifs chiffrés par territoires ».
Autre suggestion : créer des dispositifs d’incitation au tri pour améliorer la collecte dans les zones les plus défavorisées ou les plus éloignées. À titre d’exemple, Gisèle Jourda évoque le succès d’une expérimentation lancée à Mayotte et gratifiant par des bons d’achat les personnes qui viennent déposer leurs déchets dans les commerces de proximité. Le rapport évoque également la création de brigades de police intercommunales, chargées de lutter contre les dépôts sauvages.
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