L’essentiel de son audition a tourné autour des dispositions de la proposition de loi dite « sécurité globale », qui fait l’objet d’intenses réflexions à la commission des lois du Sénat. Mais c’est sur la question sensible des décrets relatifs au fichage, modifiés le 2 décembre 2020, que s’est ouvert l’échange du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin avec les sénateurs, dans la soirée du mardi 12 janvier. Depuis le début de l’hiver, la possibilité pour le renseignement territorial, les policiers et les gendarmes, d’inscrire désormais des informations relatives aux opinions politiques, philosophiques ou religieuses, ou des données provenant des réseaux sociaux, sème le trouble chez une partie des sénateurs.
L’audition a permis d’approfondir les exposés des sénateurs comme du ministre. Gérald Darmanin avait déjà été interpellé sur ce point par le groupe socialiste lors des questions d’actualité du Sénat, le 9 décembre dernier (relire notre article), dans le format contraint de deux minutes seulement. Entre-temps, le Conseil d’Etat, saisi en référé par des organisations syndicales, a confirmé une nouvelle fois les dispositions contenues dans le trio de décrets. Gérald Darmanin ne s’est pas privé de rappeler la décision récente de la plus haute juridiction administrative pour dissiper les craintes. « Le Conseil d’Etat a donné raison au ministère de l’Intérieur », a-t-il insisté.
« On pousse un peu loin la collecte d’informations », reproche un sénateur PS
Pas de quoi dissiper les craintes des sénateurs, notamment à gauche. « : Il y a un vrai questionnement de personnalités publiques, de juristes, qui trouvent quand même qu’on pousse un peu loin la collecte d’informations, informations qui ont d’ailleurs des finalités et des sensibilités de natures très différentes », s’est exclamé Jérôme Durain. Le sénateur socialiste a estimé que ces décrets étaient de « nature à entretenir un climat qui n’est pas sain », un climat de « tension » à plusieurs titres dans le pays. L’écologiste Esther Benbassa s’est aussi interrogée sur la logique à l’œuvre, sur l’inscription d’opinions et non plus de simples activités. « En quoi ce fichage va permettre de lutter plus efficacement contre le terrorisme ? »
Si le ministre a reproché au sénateur Jérôme Durain de « mélanger un peu tout », il a néanmoins concédé l’existence d’un « contexte terroriste qui touche notre pays », mais aussi d’actions « subversives », notamment à travers les black blocs. « Je ne peux pas laisser dire, si Monsieur le sénateur me permet, qu’il contrevient aux libertés publiques […] S’il y a une difficulté de ces fichiers, ce n’est pas qu’ils étaient liberticides, c’est qu’au contraire ils étaient très sommaires dans leur rédaction et dans les informations qui ont été données », a expliqué Gérald Darmanin. Et d’ajouter, en réponse à la sénatrice Esther Benbassa : « Il ne s’agit pas de ficher les personnes car elles ont une opinion religieuse, syndicale ou politique, il s’agit, car elles ont fait des actions violentes, de voir quels sont par ailleurs leurs liens. »
« Ces fichiers ont été modifiés et non pas créés, à la demande la CNIL elle-même », insiste le ministre
Au cours de ses réponses, le ministre de l’Intérieur a admis que les décrets permettaient de régulariser « la pratique des services », mais que le gouvernement avait avant tout répondu à des sollicitations externes. « Ces fichiers ont été modifiés et non pas créés, à la demande la CNIL elle-même, suite à ses contrôles de 2017 et 2018 », inquiète de critères flous, a-t-il insisté. Le ministre a en outre répété que le gouvernement ne faisait que tirer les conséquences d’un vote du Parlement, sur la transposition du RGPD (règlement général sur la protection des données), où la notion d’opinion a pris le pas sur celle d’activité. Pour Gérald Darmanin, on ne « peut pas reprocher au gouvernement » de respecter la volonté du législateur.
Les décrets étendent les informations susceptibles d’être inscrites dans deux catégories de fiches. D’une part, celui des EASP (Enquêtes administratives liées à la sécurité publique), menées par la police nationale et le renseignement territorial pour tout individu amené à accéder à des bâtiments sensibles de l’Etat. Il contenait plus de 220 000 noms en novembre. Et d’autre part, les fichiers dits PASP (Prévention des atteintes à la sécurité publique), et GIPASP (Gestion de l’information et Prévention des atteintes à la sécurité publique), respectivement gérés par la police nationale et la gendarmerie nationale. Ils comptent chacun plus de 60 000 fiches et concernent les actions qui peuvent porter atteinte à la sûreté de l’Etat ou des violences collectives, notamment dans les manifestations.
Gérald Darmanin a également rappelé que ce type de fichage avait fait l’objet d’une « analyse d’impact de protection des données » et que leur fonctionnement était rendu public, « contrairement à beaucoup de fichiers de souveraineté », a-t-il relativisé. Malgré un discours ministériel se voulant rassurant, le dossier des trois décrets de fichage a jeté une ombre sécuritaire sur le reste de la séance consacrée au texte sécurité globale, qui fait lui aussi débat sur de nombreux points.