FRA – ASSEMBLEE – QUESTIONS AU GOUVERNEMENT

Derrière le chantage à la censure, un « exercice d’équilibriste compliqué » pour Marine Le Pen

En exigeant de nouvelles concessions budgétaires, Marine Le Pen rappelle que la configuration politique lui donne pouvoir de vie et de mort sur le gouvernement de Michel Barnier. Si elle semble désormais avoir toutes les cartes en main, le patronne des députés RN prend aussi un risque non négligeable en votant la censure, celui d’entamer durablement la stratégie de normalisation déployée pour conquérir le pouvoir.
Romain David

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Les Grecs anciens, auxquels on prête souvent l’invention de la politique, parlaient du « kairos ». Un concept difficile à traduire, mais selon lequel agir efficacement serait autant une question d’instant que de volonté. Marine Le Pen, sans être versée dans l’hellénisme, ne l’ignore pas, elle qui répète souvent à ses proches que « la politique, c’est l’art du moment ». Encore faut-il avoir la sagacité d’identifier cet instant clé, ce point de bascule fatidique qui peut vous propulser vers les sommets ou vous plonger dans l’abîme. La cheffe de file des députés RN va-t-elle appuyer sur le bouton de la censure, alors que le Premier ministre Michel Barnier devrait engager la responsabilité de son gouvernement lundi prochain, pour faire adopter le projet de loi de financement de la Sécurité sociale ?

Les 125 députés du Rassemblement national, en votant la motion de censure que ne manquera pas de déposer la gauche, ont le pouvoir de faire tomber un gouvernement vis-à-vis duquel ils ont fait montre, jusqu’à ces dernières semaines, d’une certaine mansuétude. Mais force est de constater que depuis que le parquet a requis une peine de cinq ans de prison, dont deux ans ferme, 300 000 euros d’amende et une inéligibilité de cinq ans avec exécution provisoire contre Marine Le Pen dans l’affaire des assistants parlementaires européens de l’ex-FN, le ton n’est plus vraiment le même. Et les menaces se sont multipliées.

Jeudi, le Premier ministre, qui assure à ses visiteurs ne pas négocier avec le RN, a annoncé plusieurs aménagements dans sa copie budgétaire : l’abandon de la surtaxation de l’électricité et une diminution « sensible » du panier de soins pris en charge par l’Aide médicale d’Etat (AME). « Dès que l’on fait sentir la menace d’une censure, finalement, on arrive à trouver des solutions… », a ironisé auprès de Public Sénat Christopher Szczurek, l’un des trois sénateurs du RN.

Mais des lignes rouges, le parti à la flamme tricolore en brandit bien d’autres : la baisse du remboursement des médicaments, le décalage de l’indexation des retraites ou encore le montant de la subvention accordée par la France à l’Union européenne. Bref, de quoi détricoter une large partie des 60 milliards d’euros d’économies qu’espère réaliser le gouvernement pour rattraper le dérapage du déficit. « Il y a encore des difficultés. Nous sommes jeudi. Il a jusqu’à lundi ! », a averti Marine Le Pen auprès du journal Le Monde.

Censurer ou ne pas censurer ?

« De prime abord, on peut penser que sa stratégie est d’obtenir un maximum de gains pour montrer à ses électeurs qu’elle a réussi à faire infuser les idées du RN dans la politique du gouvernement et que la tolérance de son groupe à l’égard de Michel Barnier n’est pas qu’une forme de soutien sans participation », analyse Luc Rouban, directeur de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po.

« L’attachement à dire que cela n’est pas une concession au RN me pose un problème démocratique », a expliqué Marine Le Pen au Monde. « Ils veulent nos voix et pas nos têtes, cela fait quarante ans que l’on vit cela ! Je ne vois pas ce qu’il y a de honteux, dans une démocratie, à tenir compte des lignes rouges du premier groupe de l’Assemblée nationale. » De ce point de vue, l’épreuve de force engagée par la fille de Jean-Marie Le Pen s’inscrit dans la volonté d’institutionnaliser son parti et de le voir considérer sur un pied d’égalité avec les autres formations politiques.

Mais jusqu’où maintenir la pression ? « S’ils vont jusqu’à la censure, ils seront tenus pour responsables d’un énorme chaos politique et budgétaire, à rebours de la stabilité et de la notabilisation qu’ils cherchent à incarner depuis 2022. Michel Barnier joue et surjoue ce scénario pour sauver sa tête, mais a-t-il vraiment tort ? », interroge Virginie Martin, professeure de sciences politiques à Kedge Business School. « Marine Le Pen se livre à un jeu d’équilibriste compliqué et doit trouver le bon calcul bénéfice-risque », ajoute-t-elle. D’autant que sa base électorale lui demande de passer à l’acte. 67 % des sympathisants RN réclament un vote de la censure, quand ils ne sont que 53 % pour l’ensemble des Français, selon un sondage Ipsos publié dans La Tribune du Dimanche le 23 novembre. Selon cette enquête, 83 % des électeurs de la droite et du centre y sont défavorables.

La stratégie d’élargissement menacée par les pressions du socle électoral

« Les électeurs qui votent pour Marine Le Pen ne le font pas pour qu’elle tire les ficelles, mais pour qu’elle arrive au pouvoir », observe Jean-Yves Camus, co-directeur de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès. « Mais le piège de la normalisation, c’est que si vous ne voulez pas passer pour l’élève turbulent, vous laissez ce rôle à LFI et vous discutez avec le gouvernement. Or, plus vous discutez plus vous réduisez le delta qui fait votre différence au sein de la classe politique », explique-t-il. « Le problème de Marine Le Pen, c’est que pour continuer à se professionnaliser, et s’inscrire durablement dans une stratégie de conquête du pouvoir, le long terme doit l’emporter sur le court terme », souligne Luc Rouban.

Ainsi, la censure pourrait entamer l’élargissement nécessaire à une victoire du RN en 2027, agissant comme un épouvantail sur certains électeurs, anciens sympathisants de droite, issus de catégories socioprofessionnelles plutôt favorisées, auprès desquels Marine Le Pen a su marquer des points ces dernières années, mais qui redoutent un affolement des marchés.

« Censurer, mais pour quoi faire ensuite ? », interroge encore Virginie Martin. « Est-ce que vous voyez le président de la République nommer à Matignon un RN en pleine tempête des emplois fictifs ? La logique jusqu’auboutiste flattera une partie des militants d’extrême droite mais elle ne serait vraiment intéressante pour Marine Le Pen que si elle aboutissait à une démission d’Emmanuel Macron et à une présidentielle anticipée, ce qui est très loin d’être gagné. » « Et encore faudrait-il qu’elle soit en mesure de pouvoir s’y présenter », ajoute Jean-Yves Camus. La députée du Pas-de-Calais doit être fixée sur son avenir judiciaire le 31 mars.

Par ailleurs, la chute du gouvernement pourrait aussi aboutir à une recomposition des équilibres à l’Assemblée nationale plutôt défavorable au RN, en rapprochant une partie des sociaux-démocrates du bloc central, ce qui viendrait cornériser l’extrême droite. Boris Vallaud, le chef de file des députés socialistes, a fait savoir son intention d’ouvrir des discussions avec tous les présidents de groupe de l’Assemblée et du Sénat, « ceux de l’arc républicain », si Michel Barnier devait quitter Matignon. Son objectif : parvenir à élaborer « un programme minimum qui permette au pays de tenir jusqu’à une éventuelle dissolution ».

« Elle est en train de montrer que c’est elle la patronne, et personne d’autre »

Si cet épisode peut, in fine, se révéler défavorable à Marine Le Pen, il lui aura tout du moins permis de réaffirmer son leadership sur sa famille politique. « Il y a aussi pour Marine Le Pen un enjeu interne à jouer ce bras de fer avec Michel Barnier. Vis-à-vis de ceux qui se disent qu’elle n’est plus si jeune, qui estiment que son procès a entamé sa légitimité, et qui aimeraient tourner la page Le Pen, elle est en train de montrer que c’est elle la patronne, et personne d’autre », relève Luc Rouban.

La présidente du groupe RN occupe à nouveau le devant de la scène médiatique – pour autre chose que ses ennuis judiciaires -, la séquence des derniers mois ayant été largement favorable à Jordan Bardella, avec les élections européennes, les législatives anticipées et la publication de son livre.

« Jordan Bardella a été choisi pour assurer une continuité à moyen terme, car je ne pense pas que Marine Le Pen s’imagine faire de la politique aussi longtemps que son père. Mais peut-être que ces derniers temps, certains se sont pris à rêver d’une décision judiciaire qui accélérerait ce calendrier… », glisse Jean-Yves Camus. Selon le dernier pointage du baromètre politique d’Odoxa-Mascaret pour Public Sénat, 59 % des sympathisants du RN avouent apprécier davantage le jeune eurodéputé plutôt que Marine Le Pen. Ils sont même 34 % à penser que la condamnation de cette dernière serait « un atout pour le RN » en propulsant la candidature de Jordan Bardella pour 2027. « La politique, c’est l’art du moment », mais peut-être pas pour la fille de Jean-Marie Le Pen.

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