A Toulouse, ce sont des centaines de tracteurs et camions agricoles qui ont convergé dans le centre-ville. A Avignon, des agriculteurs de Vaucluse, du Gard, des Bouches du Rhône et de la Drome ont déversé pommes et courges pourries ou encore plusieurs centaines de litres de vin devant le portail de la préfecture. Depuis maintenant plusieurs jours, ces actions spectaculaires se multiplient en France pour dénoncer la déconnexion des pouvoirs publics face aux difficultés du monde agricole.
Si les revendications sont diverses en fonction des secteurs, c’est le même sentiment d’exaspération qui monte contre les normes jugées trop drastiques, voire incohérentes, de la transition écologique. L’une des déclinaisons du pacte vert pour l’Europe visait à réduire de 50 % le recours aux pesticides d’ici à 2030. Le texte a été rejeté au mois de novembre par le Parlement européen. « Le Pacte vert de l’UE avait quand même pour conséquence la décroissance de la production agricole. Ce qui se traduirait par plus d’importations de produits qui ne correspondent pas aux mêmes standards. On sert à nos enfants dans les cantines des aliments importés qu’on nous interdit de produire en France. Les agriculteurs ont l’impression d’être pris pour des idiots. Evidemment ça se rebelle », a résumé à l’AFP, Christiane Lambert, présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne, et ancienne présidente de la FNSEA.
« Le mouvement des Gilets jaunes n’a pas eu de prise sur la population agricole »
« Ces manifestations sont assez récurrentes. La banalisation de la violence et de la dégradation des biens de l’espace public, sous le contrôle des syndicats majoritaires, s’est enracinée sous le gaullisme. C’est un mode de régulation presque institutionnalisé qui s’inscrit dans un calendrier agricole. On remarque que ces manifestations interviennent à l’approche du salon de l’Agriculture. Et il est toujours bon pour l’exécutif que cet évènement se passe bien. Là où on peut s’interroger, c’est sur la convergence de ces manifestations avec d’autres en Europe. Même si dans l’histoire récente on a vu des mouvements similaires, comme la grève du lait en 2009 », pointe Edouard Lynch, historien, auteur d’ « Insurrections paysannes : de la terre à la rue : usages de la violence au XXe siècle » (aux éditions Vendémiaire).
En effet, les Pays-Bas et la Roumanie, en Pologne et surtout en l’Allemagne, les défilés de tracteurs se multiplient. Outre Rhin, c’est un projet d’augmentation des taxes sur le diesel agricole qui ont entraîné une mobilisation massive de la profession. La présence de commerçants et d’artisans lors d’une manifestation lundi à Berlin, fait craindre aux autorités une contagion du mouvement.
Ce début d’embrasement du monde agricole européen, à quelque mois d’une échéance électorale cruciale inquiète aussi l’exécutif français. Selon Politico, Emmanuel Macron serait particulièrement attentif à la possibilité « d’une contagion et d’un nouveau mouvement social type gilets jaunes ». De quoi laisser sceptique, François Purseigle, sociologue et co-auteur avec Bertrand Hervieu d’ « Une agriculture sans agriculteurs » (Presses de Sciences Po). « Le mouvement des Gilets jaunes n’a pas eu de prise sur la population agricole. Il ne faut pas confondre population agricole et population rurale. Les agriculteurs manifestent de façon ordonnée et ont des revendications qui leur sont propres. En France, ce qui les mobilise, c’est le sentiment d’une distorsion de concurrence et d’une inégalité de traitements entre les différents Etats membres, notamment ceux du sud, dans l’application des normes, par exemple l’utilisation des produits phytosanitaires ou la gestion de l’eau. Et puis il y a un sentiment plus franco-français d’une injonction paradoxale qui consiste à prôner la souveraineté alimentaire sans donner les moyens de produire aux agriculteurs. Par contre, ces revendications peuvent trouver un écho entre populations agricoles d’une frontière à une autre. A la fin de l’année dernière, les agriculteurs ont retourné les panneaux à l’entrée des communes (en guise de protestation contre une réglementation trop stricte NDLR). C’est une action qui est partie du Tarn et qu’on a retrouvée en Allemagne », explique-t-il.
« Les manifestations des agriculteurs sont assez cloisonnées et encadrées par les organisations professionnelles, les Jeunes Agriculteurs et la FNSEA, avec une violence ritualisée. On brûle des pneus. On dépose du fumier devant les bâtiments publics. Ils n’ont pas intérêt à ce que ça dégénère au risque de diluer leurs revendications », abonde Edouard Lynch.
Une adhésion au projet européen qui se dilue avec les contraintes de la transition écologique
Ces manifestations pourraient surtout se traduire dans les urnes aux prochaines élections européennes. Lors de la dernière campagne présidentielle, 30 % des agriculteurs déclaraient vouloir voter pour Emmanuel Macron, en pole position devant Valérie Pécresse (13 %), Éric Zemmour (12 %) et Marine Le Pen (11 %), selon un sondage Ifop pour la FNSEA réalisé du 24 février au 14 mars 2022. C’est également un électorat très mobilisé. Selon cette même enquête, 94 % déclaraient vouloir se rendre aux urnes, 66 % pour la population générale. « C’est une population qui a été longtemps acquise à la droite républicaine et qui a historiquement une vraie adhésion au projet européen. Ils savent ce qu’ils doivent à l’Europe. Ils voient à la fin du mois ce que représentent les aides PAC sur leurs fiches de paye », rappelle François Purseigle.
Pour Gilles Ivaldi, chercheur au CNRS et au centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) l’extrême droite pourtant a « un coup à jouer » et l’a d’ailleurs déjà fait. « Les grandes exploitations sont traditionnellement acquises à la cause Européenne, c’est vrai. Mais depuis le début des années 2000, et avec l’accélération de la transition écologique, l’extrême droite a beaucoup progressé dans ce milieu. L’année dernière au Pays Bas, le BBB (BoerBurgerBeweging), un parti agricole citoyen a remporté les élections provinciales. Il a fait un bon score aux élections législatives et pourrait intégrer prochainement le gouvernement. En Espagne, le parti d’extrême droite, Vox a aussi fait campagne sur l’accès à l’eau. Ce sont des mouvements qui sont traditionnellement climatosceptiques et eurosceptiques et qui se positionnent facilement en porte-parole d’un électorat populaire victime de l’écologie punitive, d’une classe moyenne à qui ont fait payer le prix de la transition écologique. D’autant que ces normes sont en grande partie l’émanation de la politique européenne ».
Jordan Bardella se veut « le porte-voix de nos campagnes »
Les représentants du RN et de Reconquête l’ont bien compris. La tête de liste RN pour les élections européennes, Jordan Bardella s’est fait « le porte-voix de nos campagnes » en appelant mercredi au Parlement européen, à « décréter l’état d’urgence agricole ». Dans un communiqué, la tête de liste Reconquête, Marion Maréchal fixe 5 mesures d’urgence pour soutenir l’agriculture, comme la préférence nationale pour l’achat de produits agricoles français dans la commande publique ou le blocage de toute nouvelle taxe sur les agriculteurs.
« Il faut aussi rappeler que la droite européenne, le PPE devient de plus en plus frileux sur la transition écologique. L’année dernière avec l’appui de l’extrême droite, le PPE a essayé de faire échouer le projet de loi sur la restauration de la nature. Sauf révolution d’ici là, le PPE sera l’un des piliers de la future majorité au Parlement. Et on voit déjà l’impact de cette colère du monde agricole sur ce parti qui aura besoin d’alliés », analyse Gilles Ivaldi.
Le risque pour Emmanuel Macron et sa majorité réside aussi dans la perspective d’une forte abstention des agriculteurs. « Les actifs agricoles ne représentent que 2 % de la population mais vous avez près de 8 % des Français qui sont ressortissants du régime de protection agricole et qui sont très sensibles à la manière dont ces sujets sont traités. Si cette population se met à s’abstenir, ça peut créer un boulevard pour le RN », rappelle François Purseigle.