Le ciel s’obscurcit dans l’Europe de la défense. Trois jours après le sommet européen de Versailles où la défense a été citée comme un élément de souveraineté européenne, l’Allemagne a acté son choix de se tourner outre Atlantique pour remplacer une partie de sa flotte d’avions de combat.
Le principe de cette décision a été communiqué à des parlementaires de la Commission de la Défense du Bundestag. Jusqu’à 35 avions F-35 et 15 Eurofighter vont être commandés pour remplacer les chasseurs Tornado, vieux de plusieurs décennies.
« Autonomie stratégique européenne. Cette notion fait débat au sein des Etats membres »
Le F-35 fabriqué par l’Américain Lockheed Martin est considéré comme l’avion de chasse actuellement le plus performant. Mais il coûte cher. 145 millions d’euros par pièce.
« Tout le monde s’est extasié lorsqu’Olaf Scholz (chancelier allemand) a annoncé au Bundestag, fin février, 100 milliards d’euros pour moderniser sa défense. Mais, ça ne voulait pas dire qu’il souhaitait construire l’autonomie stratégique européenne. Cette notion même fait débat au sein des Etats membres. Certains y sont hostiles et préfèrent s’abriter derrière le parapluie américain », rappelle Pierre Laurent, vice-président communiste de commission des affaires étrangères.
>> Lire notre article: Ukraine : comment la guerre a poussé l’Allemagne à un revirement militaire et stratégique?
Le choix allemand tranche avec les propos de Thierry Breton tenus au Sénat ce lundi. « Nous devons résolument investir dans nos capacités de défense dans nos technologies de défense et de plus en plus mutualiser » […] Si tout le monde monte à 2 % de PIB, ça veut dire qu’on va investir tous les ans entre 65 et 70 milliards d’euros, de plus, pour la défense. Faisons-le de façon mutualisée », appelait le commissaire européen au marché intérieur.
Sur Twitter, plusieurs parlementaires notent que l’Europe de la défense fixée sur la feuille de route d’Emmanuel Macron de la présidence Française de l’Union européenne à du plomb dans l’aile.
« Une Europe de la défense pour devenir plus indépendant des Etats-Unis ? Le chemin est encore long… », souligne la sénatrice LR, Valérie Boyer.
Cette commande prévue par l’Allemagne met également un coup d’arrêt au projet franco-germano-espagnol SCAF (Système de combat aérien du futur) qui doit remplacer à l’horizon 2040 les avions de combat Rafale français et les Eurofighter allemands et espagnols. Un projet qui, comme l’expliquait au Sénat en mars 2021, Éric Trappier, le PDG de Dassault aviation, peinait déjà à décoller.
Deux « points d’achoppement » avaient été soulevés par le dirigeant : le partage équitable à trouver dans la prise de responsabilité entre Dassault et Airbus, et la transmission du savoir-faire de Dassault à son partenaire. « Dire que je dois apporter mon savoir-faire et mon background pour mieux expliquer les choix et le fonctionnement aux Allemands ou aux Espagnols et m’y contraindre par contrat n’est pas possible […] Si je donne mon background aujourd’hui et que le programme est annulé dans deux ans, comment serais-je protégé vis-à-vis de la concurrence ? », justifiait Éric Trappier.
« Le choix des Allemands de se tourner vers les F 35 était prévisible »
La sénatrice socialiste, Hélène Conway-Mouret, préconisait dans rapport parlementaire intitulé : « Quelle boussole stratégique pour l’Union européenne ? », d’accélérer le calendrier du programme SCAF. « Les négociations entre Airbus et Dassault étaient bloquées depuis novembre dernier malgré les pressions de l’Etat français qui voulait voir l’accord scellé pendant la présidence française de l’Union européenne. Avec la crise en Ukraine, ce qui a guidé la militarisation de l’Allemagne, c’est le choix de pouvoir porter l’arme nucléaire américaine. Les Allemands ont redéfini leur positionnement vis-à-vis des Etats Unis dont ils dépendent pour les exportations de leur industrie automobile. Le choix des Allemands de se tourner vers les F 35 était prévisible. L’achat d’avions aussi chers est désormais beaucoup plus acceptable dans l’opinion publique allemande », explique-t-elle.
Quel plan B pour ce projet d’avion de combat du futur ? « Dassault nous dit depuis le début qu’il peut le faire tout seul. Mais c’est un projet qui représente 80 milliards d’euros », souligne Hélène Conway-Mouret. « Mon plan B ne consiste pas forcément à faire tout seul, mais à trouver une méthode de gouvernance qui permette d’emmener des Européens, mais pas selon les règles fixées aujourd’hui, car cela ne fonctionnera pas », indiquait Éric Trappier.
A l'AFP, Wolfgang Hellmisch, membre influent de la Commission des affaires de Défense au Bundestag, a quant à lui assuré que choix des F-35 « doit être vu dans le contexte de l'Otan et ne remplace pas le projet SCAF qui sera poursuivi car nous avons besoin d'une technologie européenne propre ».
Votée en début de quinquennat, la loi de programmation militaire (LPM) prévoit de consacrer à la défense 295 milliards d’euros entre 2019 et 2025. 198 milliards d’euros de crédits sont assurés de manière ferme sur la période 2019-2023. L’année dernière, de manière unanime, les sénateurs avaient appelé, sans succès, à une révision de la LPM. Ils sont maintenant suivis par la plupart des candidats à l’élection présidentielle.