Encadrement des lobbys : la loi reste insuffisante

Encadrement des lobbys : la loi reste insuffisante

Alors que les révélations des « Uber files » montrent comment Emmanuel Macron a œuvré, en 2015, quand il était ministre de l’Economie, pour aider l’entreprise à se développer en France, qu’en est-il de la loi ? L’encadrement des représentants d’intérêt auprès des décideurs publics reste une construction récente de notre législation. Si la transparence a progressé, la France reste « très en retard », dénonce Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.
Public Sénat

Par Guillaume Jacquot et François Vignal

Temps de lecture :

9 min

Publié le

Les révélations du Consortium international des journalistes d’investigation, dont Le Monde, sur les « Uber files », rappellent le poids des lobbys dans la fabrique de la loi. Régulièrement, au cours d’examen de projets de loi au Parlement, certains parlementaires s’insurgent contre l’action de groupes d’influences ou de représentants d’intérêts. Selon la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la plupart des actions de lobbying ont pour but d’influencer la rédaction de la loi. Et les décideurs publics les plus visés sont le gouvernement et le Parlement (respectivement 56 et 67 % des actions).

Représentants de secteurs économiques ou ONG, les profils des personnes qui approchent les décideurs sont variés. En moins de dix ans, le cadre légal a évolué, avec plusieurs interventions législatives ou règlements déontologiques. Mais plusieurs acteurs, à commencer par la HATVP, estiment que les règles sont perfectibles.

L’encadrement des activités des groupes d’intérêt reste relativement récent dans l’histoire de la Ve République. Pionnière dans ce domaine, la loi du 9 décembre 2016, plus connue sous le nom de loi « Sapin II », a été la première à définir les représentants d’intérêt. Selon cette loi, sont considérés comme des représentants d’intérêt des personnes morales de droit privé, des établissements publics exerçant une activité industrielle et commerciale, des chambres de commerce ou de chambres des métiers, dont un membre a pour « activité principale ou régulière d’influer sur la décision publique, notamment sur le contenu d’une loi ou d’un acte réglementaire ». Ces personnes entrent en communication avec les membres du gouvernement, les membres des cabinets ministériels, ou encore les parlementaires et leurs collaborateurs. Les partis politiques, les associations d’élus, les syndicats de salariés ou les organisations patronales ne sont pas considérés comme des représentants d’intérêt. Les associations cultuelles ont été exclues de la définition en 2018.

Création d’un registre contrôlé par la Haute autorité pour la transparence de la vie politique

La législation a donc évolué pour pouvoir identifier les groupes d’intérêt et leurs actions. Et surtout, soumettre leur activité à la transparence. Depuis 2017 et l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2, les lobbyistes, mais aussi les entreprises, associations et ONG, doivent s’inscrire sur un répertoire géré par HATVP. Ils sont tenus d’y déclarer leurs activités chaque année, en précisant les sujets sur lesquels ils sont intervenus et les types de décisions publiques visées, les responsables publics rencontrés et les moyens déployés. Ne pas respecter ces obligations les expose à des sanctions pénales (un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende). La HATVP dispose en outre d’un pouvoir de vérification sur pièces et sur place, pour s’assurer du respect des obligations déclaratives. Environ 2 400 entités sont aujourd’hui inscrites sur le répertoire, et près de 40 000 activités de lobbying ont été déclarées.

Avant 2017, l’Assemblée nationale et le Sénat ont lancé leurs propres registres. C’était en 2009. L’Union européenne dispose aussi pour sa part depuis 2011 d’un registre de transparence, qui liste les organisations qui cherchent à influencer les politiques européennes. Les deux chambres du Parlement ont également mis en place leur propre code de conduite applicable aux représentants d’intérêt. Le Sénat a mis en place le sien en 2010. Les lobbys ont, par exemple, l’interdiction de faire des « dons ou avantages quelconques d’une valeur excédant un montant de 150 euros ».

Les lois de moralisation de la vie publique en 2017 ont introduit de nouvelles règles

La loi Sapin II fixe d’autres obligations déontologiques aux représentants d’intérêt : ils doivent s’abstenir de remettre des cadeaux ou avantages quelconques d’une « valeur significative » à un responsable public, de verser une rémunération à un responsable pour qu’il prenne la parole dans un colloque ou une réunion, ou encore de vendre des informations provenant d’un responsable public.

Portées par François Bayrou, les lois pour la confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017, ou « lois pour la moralisation de la vie publique », sont venues renforcer la lutte contre le risque de conflits d’intérêts. Les assemblées parlementaires ont mis en place un système de déports. Les parlementaires qui choisissent de ne pas participer à certains travaux, s’ils s’estiment en situation de conflit d’intérêts, s’inscrivent sur un registre.

Ces lois de 2017 ont également interdit aux parlementaires d’exercer une activité de lobbyiste, que ce soit à titre individuel ou au sein des personnes morales inscrites sur le répertoire de la HATVP. Les lois de moralisation interdisent aussi aux lobbys de verser des rémunérations aux collaborateurs parlementaires ou de groupes parlementaires, aux conseillers ministériels ou de l’Élysée.

Répertoire des représentants d’intérêts étendu aux actions vers les élus locaux depuis le 1er juillet

Le cadre applicable aux lobbyistes va évoluer bientôt. Le répertoire de la HATVP où figurent les actions des représentants va s’étendre en juillet 2022 aux actions entreprises auprès des élus locaux, notamment les maires, présidents d’intercommunalité et directeurs de services, dans les collectivités de plus de 20 000 habitants. Au total, le nombre de responsables publics concernés par le champ d’application du répertoire passerait de 11 000 à 19 000.

Dans un rapport publié en novembre, le président de la HATVP, Didier Migaud, a formulé des propositions pour « renforcer l’efficacité » du répertoire, avec une application aux seules communes de plus de 100 000 habitants dans un premier temps. Car « une évolution d’une telle ampleur ne peut se réaliser à droit constant sans le mettre durablement en péril », selon lui. L’intégration de décisions locales ferait passer cet outil de transparence dans une autre dimension. « Le champ des décisions publiques concernées est aujourd’hui trop large et devrait être mieux défini », a estimé l’ancien premier président de la Cour des comptes. Transparency international France s’est aussi inquiété l’an dernier d’un risque d’« asphyxie ».

« Sur les représentants d’intérêts, on est très en retard » dénonce Didier Migaud

De façon plus large, la HATVP estime que les outils actuels sont perfectibles. Évoquant des « insuffisances persistantes », elle juge que les obligations applicables aux lobbys sont « trop imprécises ». Des critiques formulées à nouveau par Didier Migaud, le 1er juin dernier, lors de la présentation du rapport annuel de la Haute autorité. « Il est possible dans certaines circonstances de contourner complètement la loi », dénonçait le président de la HATVP, qui « ne comprend pas qu’un dispositif réglementaire permette de contourner la loi »… La faute au décret d’application de la loi Sapin 2, paru le 9 mai 2017, juste avant la prise de fonction d’Emmanuel Macron. « Un critère d’initiative », de la part du lobbyiste, ainsi que la nécessité d’avoir « 10 actions de personnes physiques », précise Didier Migaud, limite la portée du décret en question. Autrement dit, des lobbyistes passent sous les radars.

Par ailleurs, « les "gros" ont très peu d’actions à déclarer, car ils sont invités systématiquement ». Résultat, on arrive à « un paradoxe, où une entreprise comme Dassault déclare très peu » d’interventions, illustre le responsable de la HATVP. Il souligne qu’« au niveau de l’Union européenne, c’est beaucoup plus simple, on ne peut pas rencontrer (de parlementaires) si on n’est pas inscrit ».

Trois ans pour obtenir une réunion sur le lobbying avec Bercy

Didier Migaud ne cache pas ici son mécontentement. « Sur les représentants d’intérêts, on est très en retard. On a bien progressé avec la loi Sapin 2, mais ce n’est pas parfait », lançait-il, avant d’ajouter :

Une partie de la haute administration fait un peu de blocage. Sur la définition du représentant d’intérêts, il y a un vrai blocage.

Illustration de ces difficultés : l’ancien socialiste expliquait avoir « demandé une réunion à Bercy, au secrétaire général du gouvernement. Ils ont fini par accepter ». Précision, qui donne une idée de la volonté de freiner, pour ne pas dire bloquer, toute évolution : « On a mis deux/trois ans à obtenir cette réunion »… Mais Didier Migaud n’entend pas lâcher.

L’association Transparency France, très engagée sur ces sujets, milite de son côté pour une transparence des agendas des élus et responsables publics, ou encore l’indication de l’origine des amendements. L’ONG a identifié un « écueil de taille » dans la loi Sapin II : le fait que les obligations ne pèsent que sur les représentants d’intérêts. Autre difficulté pointée dans le fonctionnement du répertoire national hébergé par la HATVP : « L’identité des responsables publics visés n’est pas précisée et les lobbyistes ne sont pas tenus de renseigner les actions qu’ils entreprennent en direction de certains responsables publics (Président de la République, Conseil d’Etat, Conseil Constitutionnel) ». Le chantier de la transparence est loin d’être terminé.

 

Dans la même thématique