L’examen du projet de loi sur l’état d’urgence sanitaire a pris des contours paradoxaux au Sénat. Après l’imbroglio des débats à l’Assemblée mardi, les échanges ont connu aussi des moments de tension, à la Haute assemblée. Les sénateurs ont adopté le texte en rétablissant l’ensemble des mesures de contrôle du Parlement, adoptées en première lecture et que les députés avaient supprimées. Les points de divergence sont sur ce point nombreux avec l’exécutif. Pourtant – et c’est le paradoxe – sénateurs et gouvernement sont d’accord sur le principe de l’état d’urgence sanitaire et du confinement pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, qui a fait plus de 1.200 morts ces trois derniers jours.
« Risque de la solitude qui peut verser dans l’autoritarisme »
Mais l’examen du texte s’est ouvert dans un climat tendu, avec un rappel au règlement du président LR de la commission des lois, François-Noël Buffet. Il s’adresse directement au gouvernement. « Nous entendons depuis quelques heures, ou depuis quelques jours, une sorte de procès en irresponsabilité à l’encontre du Sénat, voire en démagogie, alors que nous avons donné au gouvernement tous les moyens utiles pour combattre l’épidémie » dénonce le sénateur LR du Rhône, qui cite des attaques issues de parlementaires de la majorité présidentielle, selon lesquelles « le Sénat aurait pris le texte en otage ». A l’Assemblée, Christophe Castaner avait aussi regretté « que les oppositions fassent preuve d’autant d’irresponsabilité ». Ce sont « des propos inacceptables » dénonce François-Noël Buffet. « Nous exerçons notre liberté. Notre liberté de poser des questions. Et de vouloir assumer notre responsabilité de contrôle » soutient le sénateur, qui ajoute :
Nous demandons que le Sénat et l’ensemble des parlementaires assis sur ces bancs soient respectés pour le travail qu’ils font.
Le rapporteur du texte, le sénateur LR de la Manche, Philippe Bas, pointe lui des « malentendus » « toxiques pour la démocratie » et même des « procès d’intention ». « Le Sénat n’a jamais marchandé l’autorisation, qui lui était demandée, de donner au gouvernement des pouvoirs exceptionnels » dit-il, rappelant que le Sénat a « voté quatre fois en sept mois » pour donner justement ces pouvoirs. L’ancien président de la commission des lois continue : « Il nous est insupportable de nous entendre dire que nous ne serions pas responsables. Et pour nous, la responsabilité ne va pas sans la vigilance et la vigilance ne va pas sans le contrôle ». Et d’appeler le gouvernement à ne pas prendre le « risque de la solitude, le risque de l’unilatéralisme, qui peut verser dans l’autoritarisme, quand il s’agit de pouvoirs d’exception restreignant les libertés publiques et individuelles ».
« Vous n’avez aucun scrupule à bafouer la voix du Sénat, à bafouer la démocratie »
« Non, le Sénat ne fait pas de manœuvre politicienne, il exerce sa mission » ajoute la centriste Dominique Vérien. « Fort de votre majorité à l’Assemblée, vous n’avez aucun scrupule à bafouer la voix du Sénat, à bafouer la démocratie » a lancé pour sa part la présidente du groupe communiste, Eliane Assassi. La socialiste Marie-Pierre de la Gontrie souligne que le Sénat ne refuse pas l’état d’urgence, mais « six mois de pouvoirs exceptionnels sans qu’il n’y ait jamais de contrôle de la part du Parlement ». Elle ajoute : « Nous avons tous ici autour de nous des parents, amis, qui ont été malades. Certains sont morts. (…) Nous savons tous la gravité de la situation ». Pointant « le risque d’accoutumance aux régimes d’exception », l’écologiste Esther Benbassa insiste aussi sur ce point :
Sachez qu’il y a ici des Parlementaires, des collaborateurs, personnels et autour de nous des membres de nos familles, atteints de la Covid. Et que certains d’entre nous sont passés à deux doigts du pire…
Confinement : les sénateurs veulent un nouveau vote en cas de prolongation après le 8 décembre
Comme adopté en commission (lire ici), la majorité sénatoriale (LR-UDI), appuyée par le groupe PS, a ainsi de nouveau fixé la fin de l’état d’urgence sanitaire au 31 janvier, contre le 16 février dans la version gouvernementale. En cas de prolongation du confinement au-delà du 8 décembre, le Sénat veut aussi que l’exécutif repasse par la case Parlement, qui devra adopter toute nouvelle prolongation, ce qui semble aujourd’hui probable.
Le Sénat a également, comme en première lecture, supprimé l’article 2 qui intègre dans le texte la prolongation du régime de sortie d’état d’urgence sanitaire – il permet à peu près tout sauf le confinement et le couvre-feu – qui avait fait l’objet d’un texte à part entière après le premier confinement. Le gouvernement aimerait ainsi avoir les mains libres jusqu’au 1er avril, quand le Sénat lui demande un nouveau vote, là aussi.
« Comment il se fait que le commerce de chaussures de Villedieu-les-Poêles doive être fermé ? »
Les sénateurs ont aussi rétabli la possibilité, donnée au préfet, d’ouvrir les petits commerces, si la situation sanitaire le permet localement. Dès jeudi dernier, le Sénat avait unanimement alerté l’exécutif sur ce sujet. Mais là encore, le gouvernement veut s’en tenir à son texte d’origine. « Personne ne comprendra que tel type de commerce soit ouvert dans un territoire et que dans un autre, ce ne soit pas le cas » a tenté de répondre Adrien Taquet, secrétaire d'Etat en charge de l'Enfance et des Familles, évoquant aussi « un vrai risque d’afflux de population dans les territoires où ça reste ouvert ».
« Ça me paraît simple à organiser » lui a répondu Philippe Bas, soulignant les contradictions apparentes de la situation. « Ce n’est pas seulement moi qui ne comprends pas, mais des millions de Français qui voient chaque jour 20 millions de personnes rejoindre leur travail, qui voient chaque jour 12 millions d’enfants rejoindre l’école, un million de professeurs assurer l’enseignement » et « qui se demandent comment il se fait que le commerce de chaussures de Villedieu-les-Poêles doive être fermé. Et pour quelle raison son ouverture constituerait un danger pour la situation sanitaire ». Et de conclure : « Du bon sens, du respect du Parlement et une capacité de comprendre que quand on agit seul, on est plus faible que quand on agit en accord avec le Parlement ».
Philippe Bas a aussi ramené de 70 à 30 le nombre d’habilitations à légiférer par ordonnance, qui permettent, là encore, de contourner le Parlement. Il ne veut pas donner de « blanc-seing » en la matière. Ce qui énervait, il y a quelques jours, un ministre interrogé en « off » sur ce point : « Regardez un peu comment ça se passait quand Philippe Bas était secrétaire général de l’Elysée (de 2002 à 2005, ndlr) et le nombre d’ordonnances publiées… Il y a un moment, il faut arrêter la plaisanterie quoi ». Quand Jean-Pierre Raffarin était à Matignon, de 2002 à 2005, il a eu recours au total à 95 ordonnances, selon notre décompte sur le site Légifrance (lire ici pour plus de détails à ce sujet).
« Ne sous-estimez pas les alertes que nous faisons ici »
Le projet de loi sera examiné en dernière lecture dès ce vendredi à l’Assemblée, où l’exécutif détient la majorité. Les députés auront le dernier mot pour rétablir le texte du gouvernement. Reste que pour l’heure, le reconfinement n’est pas toujours bien accepté. Les tensions sociales se font sentir, comme avec les commerçants ou les lycéens. Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, a ainsi mis en garde cette semaine contre « la tension très forte partout dans le pays ».
Mise en garde renouvelée ce jeudi soir par la sénatrice UDI (groupe Union centriste) Françoise Gatel, face à la « crise économique » et « la crise sociale » : « Ne sous-estimez pas les alertes que nous faisons ici. Un de nos collègues avait alerté. C’était Jean-François Husson (aujourd’hui rapporteur général de la commission des finances, ndlr) ». Il avait pointé en 2017 les conséquences de la hausse des taxes sur le carburant. C’était un an avant la crise des gilets jaunes. Françoise Gatel insiste : « Prenez avec gravité et sérieux l’alerte très responsable que nous vous faisons ».