La nouvelle mouture du projet de loi d’urgence sanitaire arrive au Sénat. Elle devrait en sortir largement modifiée. Présentée en Conseil des ministres samedi, cette prorogation de l’état d’urgence décidé le 23 mars est prévue pour deux mois, jusqu’au 24 juillet. Pour lutter contre l’épidémie, le gouvernement entend maintenir ce cadre juridique d’exception, dont certains points mettent à mal les libertés individuelles pour mieux lutter contre le Covid-19.
Ce texte inclut aussi de nouvelles mesures pour assurer la phase délicate du déconfinement, dont les sénateurs débattent en début d’après-midi. Il prévoit notamment la mise en place d’un « système d’information » pour les « brigades », et une quarantaine à l'arrivée sur le territoire dans certains cas. Dimanche soir, l’Elysée a précisé que cette règle ne s'appliquera pas aux voyageurs en provenance de l'Union européenne.
Avant d’examiner le texte du gouvernement en séance, en fin d’après-midi, les sénateurs ont d'abord adopté le projet de loi, ce matin, en commission des lois. 173 amendements ont été déposés, dont 20 pour le seul rapporteur du texte, le président LR de la commission des lois, Philippe Bas. La majorité sénatoriale de droite et du centre compte apporter de nombreux changements au texte. Fidèle à une certaine tradition, la commission des lois souhaite limiter la portée de certaines mesures, en ayant en tête l’équilibre avec les libertés individuelles. Ces multiples modifications ne permettront pas une adoption rapide du texte et risquent de compliquer la recherche d’un accord avec les députés, en commission mixte paritaire.
Limiter la responsabilité pénale des maires, employeurs et fonctionnaires
S’il y a un point où le Sénat entend imprimer le texte de son empreinte, c’est la protection des maires. Philippe Bas a déposé un amendement pour ne pas engager « la responsabilité pénale » des élus locaux, mais aussi des employeurs et fonctionnaires, pour toutes décisions prises durant l’état d’urgence sanitaire, sauf en cas de « faute intentionnelle », « faute par imprudence ou négligence » et « violation manifestement délibérée des mesures » prises. Son amendement a été adopté.
Plusieurs amendements similaires ont été déposés, notamment par le centriste Hervé Maurey, qui avait prévu une proposition de loi en ce sens, ou par les groupes PS et communistes. Le président du groupe LREM, François Patriat, a aussi déposé un amendement pour protéger les maires
Le sujet a été source de tensions pendant le week-end. Le président du groupe LR du Sénat, Bruno Retailleau, a prévenu que les sénateurs LR saisiront le Conseil constitutionnel, notamment sur cette question de la responsabilité des élus.
Etat d’urgence sanitaire prolongé jusqu’au 10 juillet au lieu du 23 juillet
Pour les sénateurs, deux mois de plus, c’est un peu trop. Le rapporteur a donc présenté un amendement visant à réduire la durée de la prorogation de l’état d’urgence sanitaire avec une « fin au 10 juillet, au lieu du 23 juillet ». L’objectif est de faire le point plus tôt.
« Au regard des incertitudes qui pèsent encore sur les conditions dans lesquelles sera mené le déconfinement, il apparaît en effet souhaitable que le Parlement, si un nouveau prolongement de l’état d’urgence sanitaire se révélait nécessaire, se prononce dans un délai plus court que celui proposé par le Gouvernement » précise le rapporteur dans son amendement.
Limitation dans le temps plus stricte pour la dérogation au secret médical
L’article 6 fait polémique. Il crée un « système d’information » pour lutter contre la propagation du virus. Il s’agit du système mis en place pour les fameuses « brigades », ces personnes qui devront retracer les contacts d’une personne atteinte du Covid-19. Un nouveau fichier sera créé. A ne pas confondre avec l’application de tracking Stop Covid, qui ne sera pas prête le 11 mai. Concernant ces bridages, le Conseil scientifique alertait jeudi dernier sur leur organisation.
Sur cet article 6, les sénateurs veulent prévoir « une limitation dans le temps plus stricte de la dérogation » accordée au secret médical, élargie ici à des non-médecins. Ils veulent la circonscrire à la durée de l’état d’urgence sanitaire, en supprimant la formule plus floue de « durée strictement nécessaire ».
Le Sénat supprime aussi l’autorisation donnée au gouvernement de légiférer par habilitation, jugée « trop large », sur ce système d’information. Adoption aussi d’amendements de Philippe Bonnecarrère pour le groupe centriste, et de Jean-Pierre Sueur pour le groupe PS, qui visent à supprimer l’habilitation à prendre des ordonnances.
« Par souci de clarté », le rapporteur veut également « exclure explicitement que la présente loi serve de base juridique au déploiement de l'application StopCovid ».
Création d’un « comité de liaison sociétale »
C’est une recommandation du Conseil scientifique. Philippe Bas veut instaurer un « comité de liaison sociétale ». Il serait chargé notamment « de s’assurer de la nécessité effective des traitements de données personnelles et du respect concret des garanties prévues par la loi ».
Pas de quarantaine pour les Corses qui arrivent en France continentale
A l’article 2, le Sénat entend préciser et encadrer les conditions de mise en quarantaine et de maintien à l’isolement. « Ces mesures ne pourront être appliquées aux personnes arrivant en France continentale en provenance de la Corse » précise l’amendement du rapporteur.
Il prévoit aussi « une obligation de transmission, par les entreprises de transport ferroviaire, aérienne et maritime, des données de réservation correspondant aux passagers susceptibles de faire l’objet d’une mesure de quarantaine ou d’isolement à leur arrivée, afin de faciliter la mise en œuvre pratique de ces mesures et de garantir aux personnes concernées une parfaite information avant leur déplacement ».
Enfin, il précise que la personne concernée aura le libre choix entre son domicile et un autre lieu d’hébergement pour effectuer sa quarantaine. L’amendement « fixe, par ailleurs, la durée initiale maximale de la mesure de quarantaine ou d’isolement à 14 jours, soit la période maximale d’incubation du virus, et prévoit son renouvellement dans la limite d’une durée maximale d’un mois ».
Encadrement des conditions de quarantaine et d’isolement
Un autre amendement de Philippe Bas prévoit que la prolongation de la quarantaine au-delà de 14 jours soit conditionnée à un avis médical. Il prévoit aussi que tous les contentieux, concernant la quarantaine et l’isolement, relèvent du juge de la liberté et de la détention. L’amendement précise également les conditions d’exercice de cette voie de recours, « en prévoyant une possibilité de saisine par le procureur de la République ». Seul le premier ministre peut définir le cadre réglementaire de mise en œuvre des mesures de quarantaine et d’isolement, et non le préfet.
Limiter la prolongation de la détention provisoire
Philippe Bas défend un amendement afin d’« éviter que les dispositions relatives à l’allongement de la durée de la détention provisoire ne soient prolongées jusqu’au 24 juillet prochain ». « Par définition, la détention provisoire concerne des personnes qui n’ont pas été jugées et qui restent donc présumées innocentes. Il est donc essentiel de revenir rapidement, s’agissant de ces personnes, à l’application des règles de droit commun » précise le rapporteur.
Ne pas autoriser les agents SNCF à constater les infractions
Le rapporteur ne veut pas élargir, comme le prévoit le gouvernement, les pouvoirs de constat d’infractions aux agents SNCF. Il veut aussi en exclure les agents de la police nationale qui n’ont pas la qualification d’agent de police judiciaire, les adjoints de sécurité ainsi que les membres de la réserve opérationnelle de la gendarmerie nationale.
Dans un rapport, la commission des lois a constaté la difficulté pour les forces de l’ordre d’appliquer les infractions au confinement, du fait d’un manque de cadre et de consignes claires venant du ministère de l’Intérieur. La contravention est donc laissée à l’appréciation du seul policier ou gendarme, alors que les infractions sont habituellement clairement identifiables. Cette situation engendre un risque d’abus de pouvoir pour les personnes contrôlées.
Au regard de ces difficultés, « il n’apparaît pas souhaitable d’élargir les prérogatives de constat d’infractions à de nouvelles catégories d’agents » selon le rapporteur.
Pas d’extension de la possibilité de fermer certains lieux
Le rapporteur entend revenir « sur l’extension, proposée par le gouvernement, de la compétence attribuée au premier ministre de prescrire la fermeture de certaines catégories de lieu ou la réglementation de leur ouverture à « tout lieu de regroupement de personnes » ». Pour Philippe Bas, une telle extension « apparaît disproportionnée », d’autant que le premier état d’urgence permet déjà « de limiter ou d’interdire les rassemblements sur la voie publique et les réunions de toute nature ». « L’amendement procède également à une clarification rédactionnelle, afin d’exclure la possibilité d’une interdiction totale d’accès aux moyens de transport, qui serait disproportionnée ».
Elargissement de la composition des brigades aux établissements sociaux et médico-sociaux, dont les Ehpad
Plusieurs amendements du président LR de la commission des affaires sociales, Alain Milon, ont été adoptés. Le sénateur du Vaucluse veut « élargir l'accès » au fichier créé pour les brigades, en y incluant les établissements sociaux et médico-sociaux, dont les Ehpad et les services de santé au travail. L'amendement précise que l’accès aux données de santé contenues dans ces fichiers « est strictement limité à des finalités d'identification des patients et des contacts, de prescription d'isolement prophylactique et de suivi épidémiologique ».
Toujours sur le traçing mis en place pour les brigades, la commission des affaires sociales « se montre favorable, compte tenu de l'objectif d'intérêt général poursuivi, à la levée du secret médical et du consentement du patient à la transmission de ses données ». Mais elle « estime indispensable qu'en contrepartie les données collectées soient strictement circonscrites et limitées au seul statut virologique du patient ainsi qu'à certains éléments probants de diagnostic clinique. Il ne saurait être question que ce fichier soit renseigné par des données relatives aux comorbidités ». Un amendement a été adopté en ce sens.
Intégrer dans le traçing des éléments de diagnostic clinique, comme la perte du goût et de l’odorat
Amendement aussi d’Alain Milon pour intégrer dans le traçing des « éléments d’un diagnostic clinique de cas (notamment la perte du goût et de l’odorat) », alors que les tests virologiques ne sont pas toujours fiables, avec près de « 30% » de faux-négatifs.
La commission des lois a enfin adopté un amendement d’Alain Milon pour « renforcer les garanties en matière de droit du travail assurées aux personnes visées par des mesures de quarantaine ».
A noter qu’Alain Milon a aussi déposé un amendement, qui n’a pas été adopté, permettant au préfet d’imposer la quarantaine en cas de « refus réitéré d'une mesure médicale et individuelle d'isolement prophylactique ». « Limiter l'isolement prophylactique à une simple recommandation médicale, dénuée de tout effet contraignant, ne prémunit absolument pas le pays contre le surgissement d'une "seconde vague" » dit l’amendement. En séance, le président de la commission des affaires sociales a reconnu un désaccord avec la commission des lois sur ce point.
Les sénateurs PS veulent abroger la réforme de l’assurance chômage
Le groupe socialiste a déposé une série d’amendements. Les sénateurs PS proposent notamment d’abroger la réforme de l’assurance chômage, ou encore que les indemnités perçues au titre du chômage partiel donnent lieu à des droits à la retraite.
Les sénateurs PS veulent prolonger la trêve hivernale en matière d’expulsions locatives jusqu’au 15 novembre 2020. Ils demandent aussi que les SDF ne puissent pas être verbalisés. Autre amendement : plafonner les frais bancaires pour les plus modestes.
Les sénateurs socialistes veulent également la gratuité des masques pour « toute personne qui en a la nécessité ».
Le groupe présidé par Patrick Kanner souhaite enfin supprimer la possibilité donnée au gouvernement de créer par ordonnance l’application de traçage numérique « Stop Covid ».
Les communistes dénoncent un texte attentatoire aux libertés publiques, qui soumet le Parlement au pouvoir exécutif
Le groupe CRCE (à majorité communiste), a déposé une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, afin de bloquer le texte. Elle sera examinée en début de la discussion, en séance. Les sénateurs communistes « estiment que ce projet de loi met en cause l’équilibre institutionnel, en permettant de soumettre le Parlement au pouvoir exécutif pour une durée indéterminée ».
« Le projet comporte par ailleurs un certain nombre de dispositions portant atteinte à des libertés publiques fondamentales qui soulignent la remise en cause de principes constitutionnels par le projet de loi prorogeant l’état d’urgence lui-même » selon les sénateurs PCF.