Élysée, Matignon, Assemblée nationale : Emmanuel Macron a tous les pouvoirs. Tous, sauf un. Une irréductible assemblée d’élus locaux tient tête depuis trois ans au chef de l’État. C’est le Sénat. La Haute assemblée, fière de défendre le bicamérisme, n’a certes pas tous les leviers, ni le dernier mot dans la procédure parlementaire. Mais elle a su, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, s’ériger petit à petit en contre-pouvoir. Un empêcheur de gouverner en rond, dont l’exécutif se passerait bien parfois.
À la tête de l’institution, Gérard Larcher, solidement accroché au Plateau. C’est là qu’il préside les séances dans l’hémicycle. Élu une première fois en 2008, le sénateur LR des Yvelines est réélu en 2014 après l’intermède socialiste de Jean-Pierre Bel. Confirmé à la tête du Sénat en 2017, ce passionné de chasse converti au protestantisme le sera sans doute à nouveau en septembre 2020. Le chef de l’État va donc devoir faire avec lui encore un moment. Même si face à Emmanuel Macron, le Sénat fait Chambre à part.
De l'entente cordiale à l'extrême tension
Depuis trois ans, les relations entre l’exécutif et le Sénat alternent entre entente cordiale, coups de chaud, et même extrême tension lors de la commission d’enquête Benalla. Les relations entre Gérard Larcher et Emmanuel Macron, qui échangent plus ou moins régulièrement, en ont pris un sérieux coup à ce moment-là.
La transmission à la justice des cas de proches d’Emmanuel Macron, son directeur de cabinet, Patrick Strzoda, et le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, est très mal passée. « La commission Ben alla, c’était une commission à charge pour mettre en cause Strzoda et Kohler » dit aujourd’hui un responsable de la majorité présidentielle. Malgré les soupçons de faux témoignage qui concernaient surtout Patrick Strozda – le cas d’Alexis Kohler avait été transmis sans pouvoir le suspecter du même délit – ils ont été blanchis par le parquet.
« Larcher a été pacificateur sur la commission d’enquête Ben alla »
En réalité, au moment de la commission d’enquête, le président du Sénat n’avait pas la véhémence d’un Philippe Bas, qui la présidait, ou d’un Bruno Retailleau, chef de file des sénateurs LR. Ces deux-là voulaient en découdre, avec comme seule arme le droit. Gérard Larcher a davantage cherché à temporiser.
« Il a été pacificateur sur la commission d’enquête » pense aujourd’hui un membre du gouvernement. Gérard Larcher a tendance à arrondir les angles, quand Bruno Retailleau en ajoute à force de taper. L’un joue parfois les good cop, l’autre est volontiers bad cop. Deux conceptions de la politique.
Un responsable LREM rend hommage à Gérard Larcher, comme on salue un adversaire de valeur, dont il faut se méfier :
Il est malin, habile, roublard, intelligent.
Alors que le Sénat a souvent accusé le gouvernement de jouer contre lui, Emmanuel Macron a bien tenté de s’entendre avec la Haute assemblée, selon un élu de la majorité présidentielle. « Macron et Larcher, c’est « je t’aime, moi non plus ». Emmanuel Macron donne des gages de bonne volonté au Sénat en permanence. Mais il m’a dit que quand Larcher rentre dans son bureau, il est tout sucre tout miel. Et il dit le contraire en sortant… », raconte cet élu de la majorité, oubliant que son camp n’est pas toujours tendre avec les sénateurs. Il ajoute : « Macron était prêt à séduire le Sénat. Mais tu ne le séduis pas ».
« L’Assemblée, c’est plus brutal. Le Sénat, c’est plus ouateux. »
Pour les ministres ou secrétaires d’État aussi, venir devant le Sénat n’est pas toujours une sinécure. Un secrétaire d’État s’en souvient encore. « Il faut toujours se méfier des sénateurs. Surtout quand ils sont nombreux » confie ce membre du gouvernement. Il continue :
Le Sénat, c’est comme un troupeau de hyènes endormies. Si vous êtes souriant, ils vous laissent tranquille. Mais si vous bastonnez et répondez, le goût du sang réveille tous les autres. La configuration du Sénat fait qu’il y a un phénomène de meute. Ça fait très mal.
Le ministre ou secrétaire d’État se retrouve alors dans les cordes. Et les sénateurs ne le lâchent pas. « L’Assemblée, c’est plus brutal. Le Sénat, c’est plus ouateux. Mais ils sont plus méchants au Sénat », constate un autre secrétaire d’État. Sous les ors du Palais de Marie de Médicis, on assassine, mais en douceur et avec tact.
« C’est vraiment un drôle de truc le Sénat. Ça a été compliqué pour Brune Poirson, Elisabeth Borne ou Laurent Pietraszewski », continue un membre du gouvernement. Le secrétaire d’État à la réforme des Retraites a en effet eu droit à son bizutage. À peine nommé, il s’est retrouvé bien en peine pour répondre aux questions précises des sénateurs…
Les ministres reconnaissent l’expertise des sénateurs
D’autant que les membres de la Haute assemblée sont reconnus pour leurs connaissances techniques des dossiers. Parfois, un projet de loi qui ressort mal ficelé de l’Assemblée sera précisé sur le plan juridique par le Sénat, dont l’apport devient utile au gouvernement. « Il y a de bons experts » reconnaît un ministre.
Les questions d’actualité au gouvernement (QAG) du Sénat, ce n’est pas non plus la même chose qu’au Palais Bourbon. Deux salles, deux ambiances. « Les QAG à l’Assemblée, ça hurle » regrette ce secrétaire d’État.
Du côté du Jardin du Luxembourg, il y a un peu moins de polémique, un peu moins de théâtre aussi, au risque d’avoir des QAG un peu moins vivantes parfois. Mais attention à ne pas chercher les sénateurs. Benjamin Griveaux, à l’époque encore porte-parole du gouvernement, en a fait les frais. Gérard Larcher l’avait alors fermement recadré (voir à la fin de la vidéo ci-dessous).
Echange tendu entre Gérard Larcher et le ministre Benjamin Griveaux lors des questions d’actualité
« Quand vous défendez un texte, vous allez vous faire battre toute la soirée au Sénat … »
Certains membres du gouvernement vont devant le Sénat à reculons. « Quand vous défendez un texte, vous allez vous faire battre au Sénat, vous allez vous faire battre toute la soirée… Et vous partez. Il n’y a pas d’enjeux de conviction, contrairement à l’Assemblée », raconte l’un d’eux.
Un autre a « un reproche à faire aux sénateurs : au nom du droit à s’opposer, ils reprochent au gouvernement de faire de la politique. Comme si eux, n’en faisaient pas… » Certaines prises de position ne sont pas exemptes de considérations et d’arrière-pensées politiques, bien évidemment. S’ils accusent parfois le gouvernement de chercher des coups politiques, les sénateurs sont tout aussi expérimentés, si ce n’est plus, et savent très bien aussi faire de la politique.
Nouvelles tensions lors de l’épisode du budget de l’Élysée
L’épisode du budget de l’Élysée l’illustre bien. Dans un rapport, le sénateur PS Jean-Pierre Sueur épingle « la forte hausse » du budget du Palais de l’Élysée, avec une augmentation de 3,7 millions d’euros. Rôle de contrôle parfaitement justifié et autant utile que nécessaire, en démocratie. Mais les sénateurs ont bien conscience des conséquences politiques des chiffres du rapport, par ailleurs parfaitement avérés.
Cet épisode de tension a alors un arrière-goût de commission Ben alla. Patrick Strozda avait refusé de recevoir Jean-Pierre Sueur, qui était l’un des rapporteurs de la commission d’enquête. Justification : il ne « reçoit que les personnes respectables et/ou celles qui ne (lui) font pas perdre (son) temps »… Gérard Larcher réplique et dénonce des propos « offensants et irrespectueux ».
Parfois, l’exécutif ouvre les hostilités. Ainsi, lorsque l’exécutif met en cause le régime de retraite des parlementaires, au moment de la réforme, c’est surtout le régime de retraite des sénateurs qu’il a dans le collimateur.
Les ministres et Emmanuel Macron apprennent à vivre avec le Sénat et améliorent leurs relations
Pour les membres du gouvernement et Emmanuel Macron, il faut apprendre à vivre avec le Sénat. Pas le choix. « Une grande partie du gouvernement a amélioré ses relations avec le Sénat. Car ça s’apprend, ça se construit », estime l’un de ses membres, qui a le sentiment d’être mieux accepté, en raison de son passé d’élu local.
Le travail de co-construction devient même parfois possible, comme sur la loi engagement et proximité sur les élus locaux. « On trouve un consensus, on améliore un texte » raconte le même. « Si vous vous entendez bien avec le président de la commission, ça se passe bien », confirme un autre ministre. La crise du Covid a même permis un rapprochement entre Édouard Philippe et le Sénat.
Si l’on retient les tensions sur certains textes majeurs, une part des apports du Sénat est souvent conservée sur d’autres. Sénateurs et députés finissent même par trouver un accord en commission mixte paritaire sur beaucoup de projets de loi, dans les deux tiers des cas, selon les chiffres de 2019. Si le Sénat joue le rôle de contre-pouvoir, il sait aussi l’accompagner quand il le faut. Les mesures d’urgence sur le Covid ou celles sur les gilets jaunes ont été adoptées avec célérité.
Quand Gérard Larcher a pensé se retrouver à l’Élysée
La crise des gilets jaunes, fin 2018, a donné quelques sueurs froides à Emmanuel Macron, on le sait. Et quelques idées à Gérard Larcher ? Car au cœur de cette crise des gilets jaunes, le sénateur des Yvelines n’a pas exclu l’idée de se retrouver… à l’Élysée. Non pas que le deuxième personnage de l’État se soit réveillé un matin avec des envies de putsch. Mais la Constitution en fait le remplaçant automatique du chef de l’État, si ce dernier ne peut plus exercer ses fonctions.
« Au moment de la crise des gilets jaunes, s’il avait fallu que je remplace le président, c’est parce que la Constitution se serait imposée à moi », a-t-il confié à la journaliste Marion Mourgue dans le livre « Contre-pouvoir ». À le lire, il aurait même caressé l’idée d’être une forme de recours pour la présidentielle de 2022.
« Si les conditions se présentent, je finirai par me dévouer »
« Si les événements et les circonstances politiques le décidaient, j’assumerais. Mais ce n’est pas le rêve de ma vie ! », assure Gérard Larcher dans le même ouvrage. N’a-t-il pas dit « assumer » son rôle d’opposant à Emmanuel Macron ? Puis il y a cette petite phrase, lâchée au centriste Hervé Morin, rapportée par la presse : « A toi, je peux l’avouer. Je ne suis pas candidat. Mais si les conditions se présentent, je finirai par me dévouer »…
Le président du Sénat a multiplié les conventions, pour tenter de rassembler la droite et le centre après la déroute des LR aux européennes. La politique est aussi une affaire d’opportunité à saisir dans le bon tempo. À défaut de vraiment vouloir se présenter, ou d’y parvenir, Gérard Larcher a au moins voulu rappeler qu’il jouait un rôle de barycentre à droite, fort de l’appui du Sénat. Un rôle incontournable dans l’opposition à Emmanuel Macron.