Paris : Fonds Marianne Schiappa

Fonds Marianne : la commission d’enquête du Sénat s’apprête à rendre ses conclusions

Plus que quelques heures avant les conclusions de la commission d’enquête du Sénat sur le Fonds Marianne. Pendant un mois, les élus de la chambre haute ont mis à jour les ramifications de cette affaire qui secoue l’exécutif en procédant à des auditions parfois très tendues et contradictoires.
Simon Barbarit

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« La mémoire de Samuel Paty ne mérite pas d’être salie », avait tancé le 15 juin, le rapporteur de la commission d’enquête sur le Fonds Marianne, Jean-François Husson. Le cycle des auditions venait de se terminer et augurait un rapport accablant, après les « incohérences » et « un manque évident de rigueur », relevés par les membres de la commission. Ses conclusions sont attendues ce jeudi à 14 heures, lors d’une conférence de presse.

Une affaire révélée par la presse

Après l’assassinat de Samuel Paty, le gouvernement veut accélérer dans la lutte contre ce que le politologue Gilles Kepel appelle « le djihadisme d’atmosphère ». Marlène Schiappa obtient un arbitrage favorable lui permettant de créer un fonds spécifique, le Fonds Marianne, doté de 2,5 millions d’euros afin de financer des associations pour promouvoir les valeurs de la République et pour lutter contre les discours séparatistes, notamment sur les réseaux sociaux et les plateformes en ligne. En réalité, un fléchage des crédits du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) piloté par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Le CIPDR conservera le pilotage du Fonds Marianne.

C’est en mars 2023, trois ans après le lancement du Fonds Marianne que l’affaire sort dans la presse. Deux associations subventionnées par le Fonds Marianne sont particulièrement pointées du doigt. L’association USEPPM (Union Fédérative des Sociétés d’éducation physique et de préparation militaire), se voit attribuer une dotation de 355 000 euros (elle ne touchera finalement que 275 000 euros) et a essentiellement utilisé l’argent versé pour rémunérer deux de ses dirigeants, le président Cyril Karunagaran et Mohamed Sifaoui, journaliste, et à l’époque directeur des opérations de l’association.

La deuxième association « Reconstruire le commun » a quant à elle bénéficié d’une subvention de 333 000 euros alors qu’elle n’avait aucune activité connue. De plus, cette association a développé des « contenus politiques à l’encontre d’opposants d’Emmanuel Macron pendant les campagnes présidentielle et législatives ».

« Il y a matière à lancer une commission d’enquête »

Des révélations qui poussent la commission des finances à se doter des prérogatives d’une commission d’enquête. Sa demande est adoptée à l’unanimité de ses membres. Dans le même temps, le parquet national financier (PNF) ouvre une information judiciaire pour des soupçons de « détournement de fonds publics par négligence », « abus de confiance » et « prise illégale d’intérêts ».

La commission d’enquête orientée dès le départ vers le cabinet de Marlène Schiappa

Les sénateurs démarrent leurs travaux par les auditions du secrétaire général et le secrétaire général adjoint du CIPDR. Quelques jours plus tôt, leur ancienne ministre de tutelle, Marlène Schiappa avait fait la tournée des médias pour réfuter « tout copinage et favoritisme » dans le processus de sélection. Mais cette ligne de défense va se heurter aux premières déclarations sous serment des dirigeants du CIPDR. Comme va l’indiquer Jean-Pierre Laffite, secrétaire général adjoint du CIPDR, la décision d’attribuer des subventions au titre du Fonds Marianne s’élève au niveau du cabinet de la ministre. « Jusqu’à présent le secrétaire général décidait seul de l’attribution des subventions », expliquera-t-il aux sénateurs.

Le magistrat fera pourtant part de ses doutes à ses supérieurs au sujet de l’USEPPM et de « Reconstruire en commun ». « Je découvre une association que je ne connais absolument pas et qui demande des sommes très importantes, extrêmement importantes, un montant de l’ordre, de mémoire, 635 000 euros. Ce qui quand même surprend », déclare-t-il au sujet de l’association de Mohamed Sifaoui. Pire, le magistrat constate un « déséquilibre au bénéfice de l’association » dans le budget prévisionnel. Malgré ces réserves, le 13 avril 2021, le comité de programmation réunissant le cabinet de la ministre, « arbitre » « un montant de 300 000 euros » de subventions pour l’USEPPM. Une semaine plus tard, c’est un montant de 355 000 euros qui est finalement retenu.

Christian Gravel, secrétaire général du CIPDR a également orienté la commission d’enquête vers le cabinet de Marlène Schiappa en dénonçant un calendrier trop serré pour sélectionner les associations. Il avait également insisté sur le fait que le Fonds Marianne correspondait à une « commande politique, issue de la ministre concernée ». « Il n’y a pas eu de préparation, d’analyse, en amont, avant d’engager le travail qui a été demandé à l’administration », relate-t-il.

En ce qui concerne « Reconstruire en commun », les déclarations de Christian Gravel vont contredire celles d’Ahlam Menouni, la présidente de l’association, bénéficiaire de la deuxième plus grosse subvention du Fonds Marianne alors qu’elle avait été créée que 13 jours après l’assassinat de Samuel Paty. Le préfet Gravel, avait assuré aux sénateurs qu’une première aide de 39.000 euros avait été conditionnée à l’absence de tout message de nature politique. « Il ne nous a jamais interdit de faire des contenus politiques », a affirmé de son côté la responsable de l’association.

Marlène Schiappa se défausse sur son cabinet et son administration

Le 6 juin un rapport accablant de l’IGA (Inspection Générale de l’Administration) conclut à des dysfonctionnements de l’administration dans le suivi de l’USEPPM et conduit à la démission de Christian Gravel. Auditionnée par la commission d’enquête, Marlène Schiappa va s’appuyer sur ce rapport pour tenter de se défausser sur son administration quitte à contredire l’ancien secrétaire général du CIPDR. Il avait indiqué aux sénateurs avoir reçu un appel téléphonique de Mohamed Sifaoui avant la tenue du comité de sélection du Fonds Marianne. Le journaliste lui aurait précisé sortir d’un rendez-vous avec la ministre et lui aurait fait comprendre « que par son statut, son implication et son investissement il avait toute sa place » pour prétendre à une subvention du Fonds Marianne.

« Il a été affirmé que j’aurais reçu M. Sifaoui en tête à tête, c’est faux. Je le dis sous serment, c’est documenté par l’ensemble de mon agenda et les messages avec les membres de mon cabinet. […] C’est faux. M. Gravel a dû mal comprendre : je n’ai pas reçu M. Sifaoui dans mon bureau en mars, je démens cela. », s’est défendue Marlène Schiappa.

Le rapport de l’IGA fait état de 6 réunions entre le journaliste et le cabinet de la ministre entre mars et avril 2021, ce qui témoignerait d’un appel à projets biaisé. La ministre a bien reconnu avoir « encouragé » Mohamed Sifaoui à postuler au Fonds Marianne, mais nie avoir demandé à ce que son dossier soit « priorisé ».

Marlène Schiappa a refusé une subvention de 100 000 euros à SOS Racisme

La position de Marlène Schiappa a été rendue délicate par l’audition de son ancien directeur de cabinet, Sébastien Jallet. Mal à l’aise et regrettant ne pas avoir l’appui d’un avocat, ce dernier va révéler que la ministre était bien intervenue dans au moins un des dossiers de subvention du Fonds Marianne pour refuser une subvention de 100 000 euros préconisée par son administration à SOS Racisme, pour des raisons « d’un historique de relation ». La ministre a reconnu du bout des lèvres avoir arbitré dans un sens défavorable car le projet de l’association comportait des actions de sensibilisation sur les réseaux – conformément à l’appel d’offres – mais également des actions de terrain dans les quartiers de reconquête républicaine. Or, cet aspect était mené par une structure financée par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). « J’émets, manifestement je n’en ai pas le souvenir, mais manifestement j’émets un avis défavorable en disant que pour moi, ce n’est pas un projet à retenir », a relaté la ministre, en basant « sur les échanges écrits » de cette période.

Une contradiction de plus dans cette affaire car le rapport de l’Inspection Générale de l’Administration (IGA) avait conclu que la ministre s’était « effacée » de l’appel à projets une fois le processus lancé.

« Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain »

C’est l’expression que va utiliser Sonia Backès, la successeure de Marlène Schiappa devant la commission d’enquête. La secrétaire d’Etat rattachée au ministre de l’Intérieur et des Outre-mer a mis en avant « la réussite des 15 autres associations » et l’importance de l’objectif gouvernemental de cette politique publique : « lutter contre les discours de l’islam radical notamment auprès des jeunes de 12 à 25 ans ».

Trois associations Conspiracy Watch, Civic Fab et Fraternité générale sont venus témoigner devant la commission d’enquête du bon usage des subventions accordées au titre du Fonds Marianne. « Le Fonds Marianne nous a donné l’opportunité de constituer une équipe pour être extrêmement présents sur les réseaux sociaux […] pour produire un discours qui appelle à se rencontrer qu’à se haïr », a souligné Abdennour Bidar, président de Fraternité générale. A noter que ces trois associations avaient l’habitude de travailler avec le CIPDR et avaient été réorientées vers le Fonds Marianne en 2021 pour maximiser leurs chances de subventions.

L’audition de Mohamed Sifaoui : tensions, invectives, et révélations

Plusieurs centaines de Tweets, threads et vidéos pour une subvention de 355 000 euros, Christian Gravel l’a reconnu devant la commission d’enquête : « On aurait pu espérer plus de choses » de l’USEPPM. Même si selon lui le dossier déposé était non seulement « ambitieux » mais « hautement qualitatif », puisqu’il était porté par une association reconnue d’utilité publique, co-dirigée de surcroît par le journaliste et écrivain Mohamed Sifaoui. L’ancien directeur du CIPDR a toutefois rappelé sa décision de ne pas verser la deuxième tranche de subvention à l’association suite à ses nombreuses relances restées sans réponses sur des pièces comptables.

Reportée deux fois, pour raison de santé et pour cause de perquisition de son domicile, l’audition de Mohamed Sifaoui devant la commission d’enquête du Sénat, s’est révélée riche en enseignements. Au fil des questions, les sénateurs vont découvrir que Mohamed Sifaoui était déjà rémunéré par le CIPDR en tant que consultant sur la période couvrant la mise en place du Fonds Marianne. De quoi faire tiquer les sénateurs. « Dans le contrat avec l’USEPPM, vous avez une rémunération à temps plein et en même temps, vous avez un contrat de consultant pour la même période. Comment vous faites ? », demande Claude Raynal.

L’explication coule de source pour l’intéressé. « J’ai une capacité de travail qui est bien supérieure à la normale, par passion, par intérêt intellectuel pour la matière […] Je ne travaille pas 35 heures. Mes week-ends sont très rares ».

Quelques jours après cette audition, un article de la lettre A précisera que son contrat de consultant s’est fait au nom de R & K, une société spécialisée dans le cuir de luxe et détenue par Maria Karunagaran et son mari Cyril Karunagaran, le président de l’USEPPM, lui-même auditionné par la commission d’enquête.

Lors de son audition, Mohamed Sifaoui se révélera d’une agressivité sans précédent dans un tel cadre. Il s’en prendra personnellement au sénateur écologiste, Daniel Breuiller, mais également au rapporteur, Jean-François Husson l’intimant de retirer ses propos lorsque le sénateur fera une comparaison entre ses déclarations et celles de Marlène Schiappa. S’estimant « manipulé par le pouvoir politique », le journaliste attaquera directement Marlène Schiappa l’accusant d’avoir « capitalisé politiquement » sur le Fonds Marianne et de s’en être désintéressée par la suite. Sur l’échec du projet de l’USEPPM, Mohamed Sifaoui l’attribuera au manque de financement d’un projet établi sur trois ans, à hauteur de 1,5 million d’euros avec une première année à 635 000 « parce que la riposte à l’islamiste sur Internet nécessite la mobilisation de moyens humains seniors ». Mais le CIPDR n’acceptera de financer que 60 % de la première année, charge à l’association de trouver des financements ailleurs. « Progressivement, le projet, se dénaturait et se vidait de sa substance […] Je comprends en octobre 2021 que le projet sera difficilement réalisable ».

La commission d’enquête va-t-elle demander des poursuites pour « faux témoignages » ?

Ce sera un enjeu majeur des conclusions de la commission. Les multiples contradictions entre les personnes auditionnées pourraient conduire la Haute assemblée à saisir le procureur de la République pour de probables faux témoignages. Les faux témoignages devant une commission d’enquête, aussi appelés « parjures » sont passibles de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Jusqu’à présent seule une personne a été condamnée pour ce motif. Il s’agit du pneumologue Michel Aubier. Auditionné par une commission d’enquête sénatoriale en 2015 sur la pollution de l’air, il avait omis de préciser qu’il était salarié par le groupe Total.

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