C’est le retour du verrou de Bercy au Sénat. Ou plutôt de sa suppression. Le groupe PS profite de sa niche parlementaire, qui lui permet de décider de l’ordre du jour, pour débattre ce mercredi d’une proposition de loi (PPL) de la sénatrice PS Marie-Pierre de la Gontrie pour la suppression du verrou de Bercy.
Derrière ce verrou, se cache la faculté donnée à la seule administration du ministère des Finances de transmettre – ou pas – un cas de fraude fiscale à la justice, pour d’éventuelles poursuites. Il permet à Bercy de trouver une transaction avec un administré fraudeur, autrement dit hors la loi, sans passer par un juge. Les défenseurs du verrou mettent en avant son côté pragmatique : il assure à l’Etat des rentrées fiscales qui lui échappaient.
« Le Sénat a voté la suppression à l’unanimité en 2013, en 2016 et en 2017 »
On connaît le sujet sur les bancs de la Haute assemblée. Le verrou y a déjà été supprimé plusieurs fois, à l’initiative du sénateur PCF Eric Bocquet, ancien rapporteur de deux commissions d’enquête du Sénat sur la fraude et l’évasion fiscale. « Le Sénat l’a voté à l’unanimité en 2013, en 2016 et en 2017 » rappelle Marie-Pierre de la Gontrie. Mais rien ensuite du côté de l’Assemblée. Le verrou reste encore bien en place.
C’est l’actualité qui pousse les socialistes à remettre une pièce dans la machine. « Quand nous avons vu que le projet de loi de Gérald Darmanin, annoncé pour lutter contre la fraude fiscale, n’avait pas une ligne sur le verrou, on a été assez stupéfaits. Nous avons à nouveau voulu engager ce travail parlementaire » explique Marie-Pierre de la Gontrie.
Kanner : « Frauder fiscalement, c’est tricher avec la France »
Le verrou n’est pas nouveau. « Il existe depuis 1920 » souligne Patrick Kanner, président du groupe PS du Sénat. « Il crée une règle dérogatoire au droit commun, que nous voulons faire sauter », « il y a une anomalie historique. C’est l’ancien monde… » Reste que les socialistes, sous la présidence Hollande, n’ont pas supprimé le dit verrou… « Sous le quinquennat précédent, beaucoup de choses ont été réalisées, suite notamment à l’affaire Cahuzac, dont on parle aujourd’hui avec l’appel qui confirme la condamnation. Nous avons créé la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, le Parquet national financier, les déclarations de patrimoine et d’intérêt pour les parlementaires » rappelle l’ancien ministre. Patrick Kanner ajoute : « Frauder fiscalement, c’est tricher avec la France et les Français. Cela relève de la justice et non pas d’arrangements particuliers avec le ministère des finances ». Regardez :
Patrick Kanner : "Frauder fiscalement, c’est tricher avec la France et les Français"
On sait déjà que l’exécutif ne reprendra pas à son compte la PPL du groupe PS. « Je suis opposé à la suppression pure et simple du verrou de Bercy » a prévenu ce matin sur Europe 1, Gérald Darmanin. Mais le ministre se prononce pour son aménagement. « Qui dit aménagement, dit qu’on ferait le tri entre certains fraudeurs » met en garde Marie-Pierre de la Gontrie. « Pour nous, le principe est que la loi doit être la même pour tous ».
Au sein même de la majorité LREM, à l’Assemblée nationale, le sujet ne laisse pas indifférent. Certains députés sont même pour la suppression du verrou de Bercy. « Il faut rappeler que c’est un objectif d’efficacité pour récupérer des recettes. Mais quand on passe à une deuxième étape de la lutte contre l’évasion fiscale, je pense que le verrou peut sauter sans que ce soit un gros problème » lâche Pacôme Rupin, député LREM de Paris. Pour lui, « ce serait bien qu’on marque le coup sur ce sujet ».
Darmanin : « Je propose que les clefs du verrou soient données au Parlement »
A l’Assemblée, une mission d’information a été lancée l’été dernier et planche sur le verrou. Gérald Darmanin s’appuie sur elle pour le faire évoluer. « Je propose que les clefs du verrou soient données au Parlement » a-t-il affirmé ce matin à Europe 1. « J’ai proposé à l’Assemblée que ce soit le Parlement qui décide et mette les critères, les montants, qui dise si, quand on est ministre, député ou avec des responsabilités, on a un facteur aggravant de transmission à la justice. Ce sera plus démocratique que le Parlement décide plutôt que la direction générale des finances publiques ».
Mais pour les socialistes, il faut aller plus loin. Marie-Pierre de la Gontrie, avocate de formation, estime « très choquant d’avoir dans le code pénal une infraction qui ne peut pas servir au parquet ». D’autant que sur les 50.000 contrôles fiscaux chaque année, « les chiffres révèlent plus de 4.000 fautes lourdes par an, c'est-à-dire plus de 100.000 euros de droits évincés et plus de 40 % de pénalités souhaitées par l’administration. Et sur ces 4.000 cas, environ 900 sont transmis au parquet. Que deviennent les autres ? Il y a des transactions. Mais pourquoi certaines personnes y échappent et d’autres pas ? Tout cela n’est pas normal » (voir la première vidéo).
« Une dimension de vol vis-à-vis de la société »
Globalement, le manque à gagner pour les finances publiques dû à la fraude fiscale « est estimé entre 60 et 80 milliards d’euros par an » rappelle Sophie Taillé-Polian, cheffe de file pour le groupe lors des débats. La sénatrice du Val-de-Marne y voit « une dimension de vol, vis-à-vis de la société, par rapport aux services publics, au budget ». Sachant qu’Emmanuel Macron se fixe pour objectif 100 milliards d’euros d’économie d’ici la fin du quinquennat, les calculs sont vite réalisés…
Au Sénat, le communiste Eric Bocquet voit évidemment d’un bon œil la proposition de loi socialiste. « On va la voter sans problème » assure le sénateur PCF du Nord, « on apporte notre soutien sans limite. Je prends cette PPL comme une excellente nouvelle et une bonne démarche ». Mais contrairement aux derniers votes, il n’est pas certains que le texte du PS soit adopté par le Sénat. En commission des finances, la droite n’a cette fois pas soutenu la PPL. « On sait la droite sénatoriale assez mal à l’aise. Ils sont partagés » croit Marie-Pierre de la Gontrie, qui « pense qu’ils attendent le texte de Darmanin ». Mais les socialistes ont bon espoir que la discussion dans l’hémicycle permette de changer les choses. « Les LR n’ont pas trouvé le texte à leur goût, mais on est prêt à échanger pour trouver une solution » explique Sophie Taillé-Polian. Pour le moment, la présence de Gérald Darmanin est annoncée lors des débats. Un signe de l’importance donné au sujet. Mais les sénateurs ne doivent pas s’attendre à ce que le ministre des Comptes publics leur annonce la fin du verrou.