Son nom restera associé à la fin d’un monde. Mikhaïl Gorbatchev, le dernier dirigeant de l’URSS, est mort mardi soir à l’âge de 91 ans. Coqueluche des Occidentaux, présenté comme l’un des principaux artisans de la fin de la Guerre froide – ce qui lui valut de recevoir le Nobel de la Paix en 1990 -, « Gorby » suscitait des réactions plus mitigées chez ses compatriotes, où il était d’abord vu comme le fossoyeur d’un empire moribond dont les réformes ont accéléré, malgré lui, l’interminable agonie. Il s’était retiré de la scène politique à la fin des années 2000, après une candidature malheureuse à la présidentielle russe de 1996 et le lancement de plusiuers mouvements politiques. Pour autant, il ne boudait pas les apparitions télévisées. On se souvient notamment de sa prestation en 1997 dans une improbable publicité Pizza Hut. L’homme à la célèbre tache de vin sur le front y emmène sa petite fille dans un restaurant de la chaîne américaine installé sur… la place Rouge, soulevant parmi la clientèle d’âpres débats sur son bilan politique. Si le visage de Gorbatchev était moins connu des jeunes générations, en 2019 la série à succès Chernobyl le dépeignait, sous les traits de l’acteur David Dencik, incrédule et largement dépassé par l’ampleur de la catastrophe du 26 avril 1986, et, en fin de compte, lui aussi prisonnier du mastodonte soviétique.
« L’une des raisons pour lesquelles Mikhaïl Gorbatchev n’a pas réussi à sauver l’URSS, c’est parce qu’il a fait l’erreur de se focaliser sur l’aspect politique du régime, moins sur la situation économie. La Chine avait réussi à contourner ce problème en infusant des changements à dose homéopathique », relève la politologue Hélène Blanc. Interrogée par Public Sénat, cette spécialiste de la Russie et du monde slave, auteure de Bon baisers de Moscou et des Enfants de la Garde blanche (à paraître) chez Ginkgo éditeur, revient sur le legs politique de l’ex-dirigeant et les raisons du désamour avec le peuple russe.
Selon vous, quelle trace laissera Mikhaïl Gorbatchev dans l’histoire ?
« Aujourd’hui, les louanges pleuvent sans nuance sur Gorbatchev, sans vraiment se souvenir de son bilan assez paradoxal. Les Occidentaux lui ont fait une belle légende, associée à la fin de l’URSS, et même s’il occupe une place importante dans l’histoire, on lui a aussi attribué les mérites d’autres responsables politiques. Gorbatchev n’est pas, comme on le prétend souvent, l’investigateur de la « perestroïka », la politique de restructuration de l’union. L’un de ses prédécesseurs et mentors, Iouri Andropov, a été le premier à se rendre compte que le système allait dans le mur et de la nécessité de le réformer. Il a lancé une lutte à grande échelle contre la corruption, a été le premier à utiliser des formules comme ‘redressement’ ou ‘accélération’. Autant de mots que l’Occident ne découvrira qu’après l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, qui n’avait fait que s’inscrire dans cette mouvance. Certes, en 1989-1990 Gorbatchev a laissé s’opérer la réunification allemande, mais il n’a pas, comme j’ai pu l’entendre, rendu aux républiques satellites de l’URSS leur liberté. C’est à Boris Eltsine qu’elles le doivent.
Et pourtant, on le présente comme le maître d’œuvre d’un début de démocratisation du régime, en particulier avec sa politique de transparence, la « glasnost ». On imagine qu’il s’agit d’un bouleversement sans précédent pour la société russe des années 1980, cadenassée depuis plus d’un demi-siècle ?
Effectivement, à la différence d’Andropov, Gorbatchev a voulu démocratiser le régime, lui donner un visage humain. Il a retiré au Parti communiste son monopole, le pluralisme est né à cette époque. Les débats au Parlement ont commencé à être retransmis à la télévision. À la fin des années 1980, la censure sur la presse se relâche également. Pour la première fois, les journaux ont commencé à dresser un état des lieux du pays, à critiquer le régime, à faire des révélations… Pour nous, chercheurs, ce moment a été fascinant. Gorbatchev lui-même ne pensait pas que les choses iraient si loin. Par ailleurs, on lui doit aussi une série de mesures pour faciliter le développement de l’entrepreneuriat dans un monde soviétique qui, jusqu’à présent, se méfiait des patrons.
Sur un plan international, il n’hésite pas à discuter avec les grands leaders occidentaux de l’époque, parvient à séduire Margaret Thatcher et Ronald Reagan, met en œuvre une politique de désarmement. Dans un pays où le complexe militaro-industriel était devenu tentaculaire, on comprend que les vieux caciques du régime aient voulu lui mettre des bâtons dans les roues. Surtout, il a mis fin à la guerre avec l’Afghanistan qui, en dix ans, avait fait 26 000 morts du côté soviétique. L’armée rouge était incapable de prendre le dessus face à la guérilla islamiste.
Peut-on parler d’un homme acquis aux idées libérales ?
Non, Gorbatchev reste un apparatchik, un homme de parti qui a voulu sauver un mode de vie auquel il croyait. Il n’était pas du tout prêt pour l’économie de marché. La démocratisation du régime avait aussi un intérêt stratégique : donner des gages aux Occidentaux dont il espérait des capitaux.
Rappelons qu’il n’a pas voulu autoriser le retour du culte orthodoxe. On peut également lui reprocher d’avoir fait envoyer des troupes dans certains Etats qui réclamaient leur indépendance, comme les pays Balte et la Géorgie, même s’il a nié avoir été à l’origine des répressions.
>> Revoir notre débat : Chute de l'URSS, les conséquence de l'effrondement
Les Russes restent particulièrement critiques à son égard. Pourquoi ?
Les Russes se souviennent surtout d’un homme naviguant à vue, utilisant souvent un double discours. On l’a dit faible, irrésolu, facilement influençable. On prétend qu’il demandait systématiquement l’avis de sa femme, Raïssa, avant de prendre une décision politique importante. À l’époque, de nombreuses plaisanteries circulent à ce sujet. Par ailleurs, il était moins charismatique que son grand rival, Boris Eltsine.
Certaines mesures l’ont également rendu impopulaires. Il a voulu restreindre la vente d’alcool avec la ‘loi sèche’. Résultat : la mafia en a largement profité avec des ventes sous le manteau, tandis que les Russes se sont mis à boire n’importe quoi, de l’eau de Cologne, du détergeant… pour oublier la dureté du quotidien. La catastrophe de Tchernobyl marque un tournant. Gorbatchev a attendu trois semaines avant de prendre la parole et de reconnaître publiquement la gravité de la situation. Les populations ont compris qu’elles avaient été victimes d’un mensonge d’Etat.
Ajoutons qu’une partie de la population russe se souvient avec nostalgie de l’Etat providence. Sous la période soviétique, beaucoup de choses étaient gratuites : les transports, l’école, les vacances… Certains ont donc tendance à associer la hausse du coût de la vie à la démocratisation du régime.
Vladimir Poutine a adressé ses « profondes condoléances » après la disparition de Gorbatchev. Une formule qui tranche avec les hommages plus emphatiques adressés par les leaders occidentaux. Emmanuel Macron, par exemple, a salué un « homme de paix dont les choix ont ouvert un chemin de liberté aux Russes ». Quelles étaient les relations entre le maître du Kremlin et l’ancien dirigeant soviétique ?
Vladimir Poutine haïssait cordialement Gorbatchev. Il le voyait comme le démanteleur du grand empire qu’il rêve de reconstituer. Vladimir Poutine a assisté de près à cette dislocation, puisqu’il était en poste comme officier du KGB en Allemagne au moment de la réunification. De son côté, Gorbatchev ne cachait pas ses critiques à l’égard du régime actuel. En 2005, Boris Eltsine et lui s’étaient élevés contre la politique de Poutine, estimant que la Russie s’engageait dans une forme de régression. »