Haine sur Internet : le Sénat adopte le texte en accusant l’exécutif de « privatiser la censure »

Haine sur Internet : le Sénat adopte le texte en accusant l’exécutif de « privatiser la censure »

Le Sénat a adopté le texte de lutte contre les propos haineux sur Internet mais en le détricotant. Les sénateurs accusent l’exécutif d’affaiblir la liberté d’expression. Bruno Retailleau reproche au gouvernement de confier « la censure » aux géants du Net et de créer une « société de surveillance généralisée ».
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C’est un texte qui concentre les critiques contre lui. Mais le gouvernement n’entend pas lâcher. Dans la nuit de mardi à mercredi 18 décembre, le Sénat a adopté la proposition de loi (PPL) de lutte contre les contenus haineux sur Internet, mais après l’avoir largement modifié. Le sujet fait consensus. Tout le monde s’accorde sur l’objectif. Mais dans la pratique, le texte de la députée LREM Laetitia Avia est accusé de possiblement mettre à mal la liberté d’expression.

La majorité sénatoriale LR-UDI a ainsi supprimé la principale disposition du texte contenue dans l’article 1. Elle prévoit d’obliger les plateformes, type Facebook ou Twitter, à retirer les contenus « manifestement » illicites, signalés par les utilisateurs ou la police, dans un délai de 24 heures. En cas de non-respect, il s’agirait d’un délit passible d’un an de prison et de 1,25 million d’euros d’amende pour les plateformes.

Un amendement de la socialiste Marie-Pierre de la Gontrie a cependant fait revenir la notion de 24 heures dans le texte. Il « précise les modalités de notification pour qu’elles soient plus efficaces » a simplement expliqué la sénatrice en séance. Par cet amendement, le défaut de retrait n’est plus une infraction pénale. Mais la mesure fixe « une obligation de moyens » aux plateformes, a précisé le rapporteur, qui l’a soutenue. Les plateformes en ligne devront retirer les contenus avec « les diligences proportionnées et nécessaires », dit l’amendement. Pour Cédric O, « cet élément témoigne d’un pas du Sénat ». Le secrétaire a émis un avis de sagesse sur l’amendement… Le lendemain, la Quadrature du Net a pointé du doigt cette modification. Dans un communiqué, l’association dénonce « la trahison du Sénat ».

Fortes critiques de la Commission européenne

Le rapporteur LR, Christophe-André Frassa, a concentré ses critiques sur l'article 1. Il a mis en garde contre « une disposition pénale inaboutie et déséquilibrée, au détriment de la liberté d’expression », car « ce dispositif encouragerait mécaniquement les plateformes à retirer par excès de prudence des contenus pourtant licites ». Le rapporteur partage ici à son compte les fortes critiques portées autant par la Commission européenne, qui dénonce aussi un sérieux problème juridique, ou par l’association la Quadrature du Net. Christophe-André Frassa évoque d’autres « effets pervers » comme des « raids numériques de groupes de pression ou d’influence contre un contenu licite ».

La droite sénatoriale est montée au créneau sur cette PPL. « Le texte propose de mauvaises réponses à une bonne question » a estimé le président du groupe LR, Bruno Retailleau. Il accuse le gouvernement de vouloir « privatiser la censure », « vous le proposez à des robots, des algorithmes, dont on ne connaîtra jamais les codes sources » (voir la vidéo). Bruno Retailleau ajoute :

« Ce n’est pas une société de vigilance qu’on nous propose, c’est la société d’une surveillance généralisée et nous ne la voulons pas. (…) Cette France des robots, nous ne la voulons pas »

Adoption d’un amendement pour supprimer les faux comptes et « usines à trolls »

Le patron des sénateurs LR a au passage fait adopter un amendement pour lutter contre les « faux comptes » et « usine à trolls » sur les réseaux sociaux. Il veut obliger les plateformes à les cibler par la technique du « faisceau d’indice » pour les supprimer.

Avec cette proposition de loi, les Facebook et autre Twitter « se verraient confier le rôle de censeur » a insisté la sénatrice UDI (membre du groupe Union centriste) Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la Culture. Pas question de confier aux plateformes « la police de la pensée et de l'expression » lance-t-elle.

Belloubet défend « l'équilibre entre liberté d'expression et lutte contre les propos haineux »

Malgré les critiques, le secrétaire d’État au Numérique, Cédric O, a défendu la nécessité d’un texte face à « la banalisation du racisme et de l’antisémitisme » et « la haine » qui « a quasi libre cours sur Internet » et touche « les plus jeunes et les personnes issues des minorités ». Quant aux contestations, s’il les entend, il « récuse cette approche voulant qu’on donne (aux plateformes) la censure ».

La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a globalement défendu un texte soucieux de « l'équilibre entre liberté d'expression et lutte contre les propos haineux ». Elle s’est référée pour sa part à une loi similaire votée en Allemagne. « L’expérience montre que ces craintes » de surcensure « ne sont pas fondées » assure-t-elle.

Le gouvernement veut améliorer le texte pour « éviter les effets de bord »

La ministre a cependant présenté un amendement visant à resserrer l’article 1 par deux « améliorations ». Il n’a pas été adopté mais le sera sans aucun doute lors du retour du texte à l’Assemblée. D’abord pour les moteurs de recherche, « pour éviter les effets de bord et risques de surcensure d’une page intégrale du web, les moteurs devraient retirer les seuls contenus manifestement illicites de la page de résultat et non de l’ensemble du site ». Nicole Belloubet entend aussi « exclure du dispositif quelques infractions qui ne peuvent pas être caractérisées par un contenu. On pense aux infractions de proxénétisme ».

Une référence à un amendement voté à l’Assemblée, qui vise à lutter contre le proxénétisme en ligne. La mesure a été fortement dénoncée par les travailleuses et travailleurs du sexe, car elle risquerait de les mettre à mal. Un peu plus tôt, en début d’après-midi, une performeuse s’est même littéralement cousu les lèvres devant le Panthéon pour dénoncer la situation, lors d’un happening organisé par le Strass, le syndicat des travailleurs sexuels. Il a visiblement été entendu par le gouvernement.

Les sénateurs PS inquiets pour la liberté de la presse

La gauche de l’hémicycle n’a pas ménagé non plus sa peine pour dénoncer le texte. « La lutte contre la propagation de la haine sur internet est fondamentale, mais pas au prix d'une atteinte sur la liberté d'expression », a estimé la socialiste Marie-Pierre de la Gontrie. La sénatrice a défendu en vain un amendement visant à donner au juge le dernier mot. « Seul le juge peut intervenir pour mettre un frein à la liberté d’expression » a défendu la sénatrice de Paris, qui souhaite que le juge, s’il est saisi, intervienne dans un délai de 48 heures.

Ce qui a tout autant, si ce n’est plus, indigné les socialistes mais aussi le communiste Pierre Ouzoulias, ce sont des propos de la ministre sur les journalistes. Alors que le sénateur PS David Assouline a défendu le principe d’exclure la presse du champ du texte, Nicole Belloubet a répondu que les plateformes n’auront pas à faire la différence entre les propos tenus par « un journaliste ou une personne privée ». « C’est un coup de théâtre ! » s’indigne alors David Assouline (voir notre article pour plus de détails). Vraie inquiétude ou malentendu ? Toujours est-il que la ministre s’est efforcée ensuite de rassurer sur ses intentions : la loi sur la liberté de la presse de 1881 n’est pas concernée par le texte.

La majorité sénatoriale a en revanche approuvé le renforcement de la régulation des plateformes sous la supervision du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Le socialiste David Assouline a surtout ici pointé de nouveaux pouvoirs, certes, mais sans nouveaux moyens donnés au CSA.

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