PPL contre PPL. C’est une proposition de loi un peu particulière, qu’a déposée le sénateur PS Eric Kerrouche. Il s’agit plus exactement d’une proposition de loi constitutionnelle « visant à protéger la Constitution, en limitant sa révision à la voie de l’article 89 ».
Signé par l’ensemble des sénateurs PS, ce texte a été déposé en réaction à une autre proposition de loi constitutionnelle, venant d’une certaine Marine Le Pen, appelée « citoyenneté-identité-immigration ». Ce texte, déposé à l’Assemblée en janvier 2024 et signé par tous les députés RN, entend modifier 18 articles de la Constitution et en ajouter 7 autres. Il porte sur l’immigration et compte de nombreuses mesures : il supprime le droit du sol, restreint le droit d’asile, inscrit la priorité nationale au détriment des étrangers, interdit ou presque toute régulation, empêche l’accès des étrangers à certains métiers ou encore affirme la supériorité de la Constitution sur toute règle européenne. En somme, une bonne partie du programme du RN en matière d’immigration.
En cas d’élection, le RN prévoit de soumettre ces profonds changements aux Français par référendum, par le biais de l’article 11 de la Constitution, qui n’est pourtant pas fait pour la modifier, au lieu de l’article 89, prévu à cet effet.
« Inscrire dans notre Constitution des règles et principes par la voie du référendum garantira leur pérennité : le Peuple français aura ainsi l’opportunité historique de peser pour longtemps sur son destin national », soutient la PPL du RN dans son exposé des motifs, qui ajoute que « ces dispositions constitueront un « bouclier constitutionnel » permettant aux juges français d’écarter toute règle de droit international ou communautaire qui lui serait contraire ».
Eric Kerrouche accuse Marine Le Pen de vouloir « mettre en place une Constitution qui serait éminemment xénophobe »
« Dans ce texte, Marine Le Pen explique comment elle compte faire pour transformer la Constitution et la vider de l’ensemble de ses principes », dénonce Eric Kerrouche, « elle le fera par référendum, en contournant le Parlement, pour mettre en place une Constitution qui serait éminemment xénophobe et qui remettrait en cause tous les principes sur lesquels s’est fondée notre République, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et tous nos engagements par rapport à des institutions supra nationales ».
« Par rapport à ce qu’il se passe à l’étranger, il est important de prendre les forces d’extrême droite au pied de la lettre. On a l’impression que nous sommes protégés par des barrières juridiques, des principes, mais avec l’extrême droite, ces principes deviennent vite des principes de papier. De la même façon qu’il faut protéger les libertés académiques. Il est nécessaire de protéger l’ensemble des acquis constitutionnels, qui seraient des remises en cause qui reviendraient à saper les fondamentaux de notre état de droit », explique le sénateur PS des Landes, qui ajoute : « Ce n’est pas une PPL anti-RN, c’est une PPL pro Constitution et pro Etat de droit ».
« Petit défaut dans la cuirasse constitutionnelle »
Pour atteindre son objectif, Marine Le Pen entend donc utiliser le référendum, via l’article 11. « Vous savez qu’il y a un petit défaut dans la cuirasse constitutionnelle. Certes, c’est l’article 89 qui sert à transformer la Constitution. Néanmoins, de manière dérogatoire, le général de Gaulle avait utilisé l’article 11 pour transformer la Constitution, dans le cadre du référendum sur l’élection du président de la République, en 1962, puis en 1969, où il avait échoué en utilisant la même méthode. Ça avait été jugé déjà, à l’époque, inconstitutionnel. Mais le Conseil constitutionnel n’était pas ce qu’il était », rappelle Eric Kerrouche.
Pour empêcher le RN d’utiliser l’article 11, prévu pour les référendums portant sur la politique économique, sociale, environnementale ou les services publics, « ce texte vise vraiment à faire en sorte qu’on limite la révision de la Constitution à l’article 89, de manière explicite ». Il entend ainsi mettre en place « quelques garde-fous » permettant « une garantie du maintien de l’état de droit. Et c’est exactement ce que veut contourner le RN ». Au passage, le socialiste aimerait « que les autres forces politiques, notamment du Sénat, puissent se prononcer sur cette PPL. Car j’aimerais savoir où ils se situent par rapport à ça ».
Pour sa PPL, Eric Kerrouche s’est directement inspiré d’un essai écrit par un ancien conseiller élyséen de François Hollande, « la « Révolution nationale » en 100 jours et comment l’éviter » (Ed. Gallimard).
Le fameux arrêt Hauchemaille du 24 mars 2005
Le « petit défaut dans la cuirasse constitutionnelle » dont parle Eric Kerrouche est bien connu des constitutionnalistes. « Il y a une incertitude juridique car de Gaulle l’a fait », rappelle aussi le constitutionnaliste Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas, qui explique que « la jurisprudence a évolué. On a eu notamment l’arrêt Hauchemaille du 24 mars 2005, qui fait que maintenant, le Conseil constitutionnel contrôle en amont les référendums en contrôlant le décret de convocation ».
Ainsi, « si le Conseil constitutionnel devait contrôler le décret, s’il juge l’objet du référendum non constitutionnel, il pourrait annuler ce décret. Aujourd’hui, on juge qu’un référendum portant sur la révision de la Constitution serait censuré en amont par le Conseil. Mais il y a deux faiblesses. C’est que l’arrêt Hauchemaille n’est pas si clair. Si le Conseil est compétent pour contrôler la forme, il ne l’est pas forcément sur le fond. Est-ce qu’il irait jusqu’à contrôler le fond du texte ? Ce n’est pas évident », pense Benjamin Morel. Ce plus, « on n’est pas à l’abri de revirement de jurisprudence ».
« Richard Ferrand a ouvert la porte »
Le professeur de droit souligne que l’ancien président du Conseil constitutionnel, « Laurent Fabius, avait donné des signaux très forts qu’il allait exercer un contrôle maximal, et qu’il censurerait des modifications constitutionnelles par la voie de l’article 11 ». Mais ça, c’était avant. Depuis, Richard Ferrand, un proche d’Emmanuel Macron, a été nommé à la tête de l’institution, grâce notamment à l’abstention des députés RN. Et pas sûr qu’il voit les choses sous le même angle.
« Lors de son audition devant les députés, il a été beaucoup plus évasif. Il a dit qu’il n’était pas là pour censurer le peuple souverain », rappelle Benjamin Morel, qui note qu’« après l’audition, les députés RN avaient estimé que Richard Ferrand ne les empêcherait pas de modifier la Constitution par référendum. Et c’est vrai qu’il a ouvert la porte », soutient le professeur de droit public. Il ajoute :