Depuis trois semaines les rapporteurs du Sénat planchent sur le projet de loi immigration. La Chambre haute a eu la primeur de l’examen parlementaire sur ce texte, attendu dans l’hémicycle fin mars, et dont Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, avait résumé auprès du journal Le Monde la philosophie avec une formule pour le moins radicale : « Être méchant avec les méchants, gentils avec les gentils ». Avec ce projet de loi, qui se décline en 27 articles, le gouvernement entend renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière, mais aussi favoriser l’intégration par le travail avec une mesure abondamment commentée depuis qu’elle a été annoncée : la régularisation de certains travailleurs sans papiers dans les secteurs en tension. « Cette loi a le cran de faire tout ce que la gauche n’a jamais eu la volonté de réaliser, notamment sur la régulation des travailleurs sans-papiers dans ce pays, qui contribuent à l’économie, et tout ce que la droite n’a jamais eu le courage de faire, notamment sur la fermeté à l’égard des délinquants, avec des mesures qui sont extrêmement fortes pour qu’on expulse beaucoup plus facilement des personnes qui se comportent mal dans notre pays », a développé le député Renaissance Sacha Houillé mardi, sur France 2.
Bref, un équilibre droite-gauche sur lequel mise l’exécutif pour faire passer cette réforme sur un sujet hautement inflammable. Sauf que la jambe gauche du texte, en l’occurrence la création du titre de séjour « métier en tension », apparaît aujourd’hui plus courte dans la mesure où elle s’appuie très largement sur des dispositifs déjà en vigueur, et paradoxalement initiés par la droite lorsqu’elle était encore aux responsabilités.
La régularisation des étrangers sans papiers par le travail, une idée ancienne
« La thématique de l’immigration choisie a été développée par le président Sarkozy pendant la campagne de 2007 », rappelle François-Noël Buffet, le président (LR) de la commission sénatoriale des lois, qui a travaillé depuis 2006 sur l’ensemble des textes immigration présentés au Parlement. « L’idée était d’utiliser l’immigration pour favoriser certains secteurs de l’économie frappés par des pénuries de main-d’œuvre. Quinze ans plus tard, ce sont toujours les mêmes secteurs qui sont concernés : le bâtiment, les services à la personne, l’hôtellerie-restauration… ».
La loi du 20 novembre 2007 relative à « la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile », portée à l’époque par Brice Hortefeux, prévoit la publication d’une circulaire qui offre aux employeurs la possibilité de demander la régularisation de leurs salariés sans papiers, si ceux-ci travaillent depuis au moins un an dans une zone géographique et un secteur frappés par des difficultés de recrutement. Saisi par une association de défense des étrangers en France, le Conseil d’Etat annule la circulaire un an plus tard, au motif qu’elle outrepasse le champ d’action fixé par le législateur. En opérant une différenciation entre les ressortissants d’un Etat membre de l’UE, les ressortissants de l’UE soumis à des dispositions transitoires car appartenant à un pays récemment intégré, ou encore certains non-ressortissants comme les Algériens et les Tunisiens, ce document faisait peser le risque d’une rupture d’égalité de traitement entre les différentes catégories d’étrangers. « Effectivement, le cadre était trop rigide, il fallait faire un système plus souple », reconnaît François-Noël Buffet.
La circulaire « Valls », canevas du nouveau projet de loi
Les modalités actuelles de régularisation par le travail sont définies par la circulaire « Valls » du 28 novembre 2012. Elle précise certains critères appréciatifs d’admission au séjour d’étrangers en situation irrégulière, sans toucher au cadre légal fixé par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers. Les demandeurs doivent justifier d’une ancienneté professionnelle plus ou moins longue selon la durée de leur séjour en France. La circulaire revient également sur les critères à prendre en compte pour les étrangers sans papiers employés à domicile et ceux qui exercent une activité en tant qu’intérimaire.
L’article 3 du projet de loi sur lequel planche le Sénat depuis le début du mois de février crée pour sa part une carte de séjour de « travail dans des métiers en tension » d’une durée d’un an. Avec des critères d’obtention identiques aux conditions de durée de présence et de durée d’activité salariée précisées par la circulaire « Valls ». Dans ces conditions, quel est l’apport du gouvernement au regard du dispositif déjà en vigueur, si ce n’est la liste des métiers concernés, qui doit être définie après consultation des organisations syndicales ? « Work in progress… », répondent les deux rapporteurs, la sénatrice Muriel Jourda (LR) et le sénateur Philippe Bonnecarrère (Union centriste), sollicités par Public Sénat. « Nous conduisions des auditions sur ce sujet, et nous préférons attendre la fin des travaux avant d’exprimer un avis sur les similitudes entre l’article 3 et la circulaire Valls. Nos arbitrages seront rendus autour du 10 mars », indique l’élu du Tarn.
L’étude d’impact présentée par le gouvernement insiste sur l’inversion du rapport employeur-employé. Le dispositif actuel oblige l’étranger à fournir des preuves de salariat, en l’occurrence un formulaire CERFA rempli par l’employeur et des fiches de paie. « Dès lors, l’admission exceptionnelle au séjour par le travail a pour effet d’induire un déséquilibre entre l’employeur, dont l’action positive est requise pour initier la procédure de régularisation, et le salarié étranger, plaçant ce dernier dans la dépendance de l’employeur. » Après la réforme, la régularisation relèvera de « la seule initiative » du travailleur étranger, souligne l’étude. Une nuance cosmétique, selon François-Noël Buffet : « Il devra toujours fournir des justificatifs, des bulletins de salaire ou des déclarations sous l’honneur… Derrière, tout cela sera vérifié par l’administration auprès de l’employeur. »
L’article prévoit en outre l’ouverture d’une enquête dans le cadre de l’instruction de la demande de régularisation, afin de vérifier que l’employeur se plie aux obligations du Code du travail. Un point qui inquiète le sénateur Guy Benarroche, en charge de ce dossier pour le groupe écologiste. « Cette mesure ne risque-t-elle pas d’être un frein aux régularisations ? Les employeurs ne risquent-ils pas de faire pression sur les étrangers qu’ils emploient pour les empêcher de déposer une demande ? »
« En matière migratoire, la mesure annoncée a plus de force que le texte lui-même »
« En affichant l’idée d’un titre de séjour spécial, alors qu’il ne crée rien de véritablement nouveau, quel message le gouvernement envoie-t-il aux réseaux extérieurs ? », s’agace encore le président de la commission des lois. La droite dénonce depuis de longs mois le risque d’un « appel d’air » migratoire avec ce texte. Mais ce n’est pas tant le mécanisme qu’elle vise, que la promotion qui en est faite. « En matière migratoire, la mesure annoncée a plus de force que le texte lui-même. C’est un signal envoyé aux réseaux de passeurs, à certaines associations, aux étrangers… qui n’iront pas vérifier ce qu’il y a de véritablement inscrit dans le droit français avant de se mettre en route. » Fin janvier, dans un entretien au Parisien, Gérald Darmanin a tenté de calmer les critiques en reprenant une mesure portée par Valérie Pécresse pendant sa campagne présidentielle : la mise en place de quotas d’immigration. « Je sais qu’il y a aussi des critiques sur le volet travail du texte. Parlons-en ! Chez les LR, certains défendent l’idée d’instaurer des quotas pour limiter les régularisations. Discutons-en. Nous sommes ouverts à toutes les discussions dans le cadre du débat parlementaire », a assuré le locataire de la place Beauvau.
« S’il souhaitait réorienter les régulations sur les secteurs en tension, le gouvernement pouvait tout à fait s’appuyer sur les préfectures sans avoir à passer par un texte de loi », poursuit François-Noël Buffet. « Les préfets ont un droit de régularisation. C’est quelque chose de précieux pour mettre un peu d’huile lorsque les choses coincent ». Le recours à un texte de loi renforce la souveraineté du dispositif, alors que la circulaire a seulement vocation à expliciter une norme pour en garantir une application uniforme. « Il est certain que cette partie du texte doit être retravaillée, et nous allons déposer un certain nombre d’amendements dessus », indique le sénateur Guy Benarroche. « Je ne dirai pas, par principe, qu’il s’agit d’une disposition cosmétique ou que nous y sommes résolument opposés. Elle pourrait même devenir un élément positif à l’intégration des étrangers en France. »
Notons que le titre de séjour « métiers en tension » s’inscrit d’abord dans le cadre d’une expérimentation jusqu’au 31 décembre 2026. À cette date, un rapport sur le bilan de sa mise en œuvre devra être remis au Parlement, avant une éventuelle pérennisation.