Les commissions des Lois et de la Culture se sont réunies ce mercredi matin au Sénat pour dresser un état des lieux du risque de manipulation numérique qui pèse sur les scrutins en France. « L’utilisation massive » de nouveaux usages sur les plateformes sociales permet « le renouvellement profond des moyens de campagne », avance le sénateur centriste Laurent Lafon, avec son lot de « dérives à craindre ». La manipulation des algorithmes et le recours intensif à l’IA contribuent à une promotion de certains contenus dans des volumes bien plus supérieurs qu’à l’accoutumée. Cette technique de déstabilisation du processus électoral est renforcée par des modalités d’ingérences plus récentes : l’utilisation de comptes inauthentiques, le recours à des influenceurs et l’usurpation de l’identité de certains médias, partis ou personnalités politiques, énumère la sénatrice LR Muriel Jourda. Des atteintes aux « valeurs démocratiques essentielles », déplore le président de la commission de la Culture, entre autres : le pluralisme et la sincérité des élections, alors que le cadre juridique est « pléthorique » en la matière.
« Une menace permanente, omniprésente et croissante »
« La menace informationnelle constitue désormais une menace permanente, omniprésente et croissante », avertit Anne-Sophie Dhiver, cheffe de service adjointe du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM), créé en 2021 et rattaché au secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN). « Depuis le milieu des années 2010 », poursuit-elle, « aucun rendez-vous électoral n’a été épargné par une tentative de manipulation de l’information impliquant des acteurs étrangers, […] étatiques ou non », qui s’impose comme « l’instrument privilégié », lorsque ces derniers « cherchent à peser sur tous nos débats publics démocratiques ». A titre d’exemple, ce sont 25 tentatives d’ingérences numériques étrangères qui ont tenté de cibler les élections européennes (14) et législatives (11) de 2024.
Ces manœuvres d’intrusion dans la vie politique française revêtent plusieurs objectifs : polariser l’opinion publique autour de thématiques clivantes, insinuer que la procédure électorale est illégitime ou frauduleuse, alimenter la défiance à l’égard des médias d’information et altérer la réputation de candidats ou partis politiques. Le tout afin d’influencer le comportement des électeurs. Hugues Moutouh, secrétaire général du ministère de l’Intérieur, complète : « Toutes les attaques inauthentiques n’ont pas pour but de convaincre la majorité de l’électorat français, mais plutôt de distiller le doute sur le bon fonctionnement de nos institutions démocratiques. […] Il n’y a pas besoin d’attaques hybrides massives pour déstabiliser notre système démocratique mais juste d’une pointe de doute ».
Des études ont révélé l’existence de centaines de faux sites d’information affiliés au mode opératoire russe Storm-1516, dont un tiers usurpe les codes de médias régionaux et vise à diffuser « des récits alternatifs dans l’opinion », rappelle Anne-Sophie Dhiver. Un risque qui plane sur les scrutins de mars 2026 d’après les informations de VIGINUM, assure-t-elle à destination de la sénatrice Audrey Linkenheld (PS), là où Hugues Moutouh affirme que le ministère de l’Intérieur n’a pas « [identifié] de menaces particulières sur les élections municipales », sans exclure toute possibilité de manipulation étrangère. « Il en va tout autrement pour 2027 et d’éventuelles élections législatives », continue-t-il, « nous sommes extrêmement vigilants ».
Le risque de « donner de la visibilité » à une manipulation numérique
Si les tentatives d’ingérences étrangères sont bien identifiées par les experts, leur impact demeure « difficile à déterminer », souligne le directeur de la recherche de la Fondation Descartes Laurent Cordonier, répondant à une question du sénateur Michel Masset (RDSE), car « le comportement électoral a des paramètres multiples ». Il tire par ailleurs la sonnette d’alarme sur les campagnes de désinformation qui « s’immiscent dans les médias traditionnels ». « Les plus dangereuses » selon lui, les Français y étant les « plus exposés ». Et « au-delà de la véracité de l’information, il faut mettre une attention particulière sur les diffusions artificielles qui viennent fausser le jeu », et créent une viralité « potentiellement inauthentique ». C’est bien à leur niveau que Benoit Loutrel, membre du collège de l’ARCOM, considère qu’il « faut commencer ». Il fait part de son inquiétude quant à « leur modèle économique […] qui s’érode aujourd’hui, surtout pour ceux de proximité ».
Toute la difficulté réside également dans le traitement d’une manœuvre de désinformation identifiée : « Le risque est justement de [lui] donner de la visibilité […] en la dévoilant, qu’elle n’aurait pas eu par elle-même », met en garde Anne-Sophie Dhiver. Qui plus est quand « l’exposition publique » de ces ingérences numériques peut aussi être considérée comme « un succès » par leurs commanditaires.
Une des solutions tient peut-être dans la sensibilisation et la formation des publics comme le relèvent les sénatrices Sylvie Robert (PS) et Sonia de la Provôté (UC), surtout lorsque le « ciblage personnalisé » sur les plateformes, est « rendu possible par le traitement massif des données à caractère personnel », prévient Paul Hébert, directeur adjoint de l’accompagnement juridique de la commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Cette éducation est un « impératif » pour le VIGINUM, confirme Anne-Sophie Dhiver. Le service inaugurera à la fin de l’année une Académie de la lutte contre les manipulations de l’information.