Comment interprétez-vous la décision iranienne ?
C’est une décision attendue. Elle vise à renforcer la position de Téhéran à la veille de l’entrée en fonction de l’administration Biden (le Président élu prêtera serment le 20 janvier, ndlr). C’est aussi une réponse directe à l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, acteur clé du programme nucléaire iranien, en novembre dernier, et dont la responsabilité a été imputée à Israël par les autorités. Elle s’inscrit enfin dans un contexte électoral. En juin prochain, Hassan Rohani cédera sa place après deux mandats consécutifs, et le pays doit élire un nouveau président. Il y a actuellement une compétition entre les différentes factions au sein de la République islamique. Chaque camp avance ses pions.
Cette décision peut-elle se lire comme une victoire tactique du camp des conservateurs face au camp des « modérés » représenté par le président Rohani ?
Il faut bien comprendre une chose : la priorité de l’Iran est la reprise des exportations de pétrole. La vente des hydrocarbures représente 30 % des recettes budgétaires de l’État. Or, la mise en place des sanctions américaines en 2018 a plongé l’économie dans une sévère récession. Depuis, le président Rohani est un président boiteux, et le camp des modérés est inaudible. Ils ont perdu leur clientèle électorale, et ne représentent plus une alternative politique crédible aux yeux des Iraniens.
La tactique des conservateurs consiste en une surenchère nucléaire. Son objectif est de faire en sorte qu’en cas de retour à la table des négociations, les pays occidentaux n’exigent pas, en plus de concessions sur le nucléaire, de nouveaux renoncements sur trois autres dossiers majeurs : les droits de l’Homme, les missiles balistiques et la politique régionale. La décision de reprendre la production d’uranium enrichi à 20 % est le fruit d’un texte de loi porté par les conservateurs majoritaires au Parlement. Elle s’inscrit dans cette même logique : plus on parlera du nucléaire, et moins on abordera les autres sujets qui fâchent.
Quel rôle peut encore jouer la France et l’Union européenne dans le dossier du nucléaire ?
Les conservateurs iraniens ont compris que négocier avec l’Europe ne servait à rien. Encore une fois, la priorité pour les dirigeants iraniens est de faire face à l’urgence budgétaire. Or, bien qu’elles ne soient pas normalement soumises au droit américain, les entreprises européennes ont été empêchées de commercer avec Téhéran en vertu du principe d’extraterritorialité du droit américain. Elles restent sous la menace de représailles américaines dans le cadre des sanctions imposées par Washington. Par conséquent, quelle que soit la politique du gouvernement français, les entreprises françaises ne se réinstalleront pas en Iran, sous peine d’être frappées au portefeuille. La France et l’Europe ne représentent plus un enjeu pour les dirigeants iraniens. Il ne peut y avoir de politique européenne indépendante vis-à-vis de la République islamique. Dans le dossier iranien, l’Europe peut simplement jouer le rôle de « junior partner » des États-Unis.
A vous suivre, la politique de « pression maximale » de Donald Trump contre l’Iran a donc fonctionné ?
L’idée de Donald Trump était la suivante : il n’est pas possible de négocier avec l’Iran car il s’agit d’un régime « idéologique ». Washington a donc utilisé l’arme des sanctions pour provoquer un changement de régime. Mais plus de deux ans plus tard, le résultat est mitigé. L’Iran s’est effectivement appauvri, et on a assisté à un déclassement des classes moyennes. Sur le plan économique et sanitaire, la situation est catastrophique. Mais le régime ne s’est pas effondré pour autant. La stratégie américaine a simplement abouti à un déplacement du problème : confronté à une forte contestation sociale, le régime s’est focalisé sur sa survie immédiate et non plus sur la déstabilisation des pays de la région.
La politique de Joe Biden vis-à-vis de l’Iran peut-elle être si différente de celle de Donald Trump ?
L’arrivée de Joe Biden va en tout cas permettre d’éloigner le risque d’une guerre. La diplomatie américaine devrait également être plus lisible et plus cohérente. En Iran, les plus modérés espèrent le retour du dialogue avec la nouvelle administration. Mais il n’est pas certain que les choses s’apaisent si facilement. Le camp démocrate a assimilé les leçons de l’époque Obama, et ses représentants, qui vont, pour certains, faire partie de l’administration Biden, ne sont plus persuadés qu’une négociation non conflictuelle est possible. Personnellement, je ne pense pas que les États-Unis retourneront dans le JCPoA (l’accord sur le nucléaire signé en 2015, ndlr). Ce que veut l’Iran, c’est simplement une levée des sanctions. Or, un accord intermédiaire irano-américain, selon une formule « pétrole contre faible enrichissement d’uranium », serait plus simple à obtenir. C’est là tout le paradoxe de la République islamique : il s’agit d’un régime antiaméricain dont l’avenir dépend complètement de l’évolution de la politique américaine.