« J’ai reçu 9 coups de couteau et j’ai été annoncé mort au Journal de 20 heures ». « Agression avec fourche à deux dents pointée sur le ventre ». « Tentative de meurtre en 2004 avec une voiture comme arme pour me tuer, deux interventions chirurgicales, plus de six mois d’arrêt. » « J’ai fini sur le capot du véhicule et j’ai fait environ 30 ou 40 mètres sur le capot en assenant [à l’agresseur] de s’arrêter ». « Incendie de ma maison la nuit du 1er janvier 2013. Alors que je me trouvais en Pologne dans le cadre d’un jumelage ». « Un automobiliste en contresens auquel j’ai indiqué son incivilité. Deux coups de poing dans la figure ». Ces témoignages font froid dans le dos. Il s’agit… de maires (voir la vidéo de Béatrice Fainzang avec Philippe Bas).
Ces propos sont tirés des 3678 contributions de maires, reçues par le Sénat. Après la mort cet été du maire du Signes, dans l’exercice de ses fonctions, la commission des lois de la Haute assemblée, présidée par le sénateur LR de la Manche, Philippe Bas, a lancé une grande consultation sur les incivilités et violences que subissent les élus (voir notre article). 10,9% des 36.000 communes sont ainsi représentées et quasiment tous les départements.
« La réalité du phénomène est incontestable »
Selon les conclusions, auxquelles Public Sénat a eu accès, 92% des élus ayant répondu disent avoir été victimes d’incivilités, d’injures, de menaces ou d’agressions physiques. Le chiffre est impressionnant mais logique et à tempérer. Les maires ou adjoint qui ont répondu l’ont fait volontairement pour témoigner de ces incivilités. Ce chiffre n’a donc rien de représentatif ou de statistique. Ce n’est en rien un sondage. Mais ce recueil d’expériences n’en témoigne pas moins de la difficulté d’être maire et, parfois, de la violence que les élus subissent. Des violences en augmentation depuis les municipales de 2014, selon 59% des maires ayant répondu. Elles peuvent aussi toucher la famille ou les proches, selon 16,4% des témoignages.
« La réalité du phénomène est incontestable » constate Philippe Bas, « ça fait partie du quotidien des élus d’être confronté à des incivilités ». Pour l’ancien secrétaire général de l’Elysée sous Jacques Chirac, « s’il n’y a plus de respect du maire, c’est la démocratie qui est affaiblie ».
« Les élus prennent sur eux » ou jugent la plainte « inutile »
Selon les réponses, les villages de moins de 500 habitants sont moins touchés. Le sénateur LR y voit la marque « du lien humain, avec des personnes qu’on connaît depuis l’enfance parfois ». Mais « dès qu’on dépasse 500 habitants, les violences augmentent », puis sont moins présentes là où existe une police municipale, dans les villes plus grandes.
Point marquant : seuls 37% des élus ayant répondu ont saisi la justice après une attaque physique ou verbale. « Les élus prennent sur eux », veulent « éviter une vengeance future » ou estiment la plainte « inutile » et les « procédures trop longues », explique Philippe Bas. « La gendarmerie a refusé mon dépôt de plainte » affirme même un maire. Une fois déposée, seule une plainte sur cinq (21%) a abouti à une condamnation pénale.
Selon les chiffres transmis par le ministre de l’intérieur à la commission, 361 maires ou adjoints ont été victimes de violence en 2018, et 178 ont été victimes d’outrages à personne dépositaire de l’autorité publique. Mais ces données excluent les incivilités et ne concernent que les faits signalés aux services de police et de gendarmerie.
Coups, attaques à la voiture et au couteau, menaces de mort…
Dans le détail des témoignages reçus par le Sénat, on compte 82% d’incivilités, 46,5% d’injures, 47,9% de menaces et 14,2% d’agressions, soit 543 cas. Le panel des modes d’agressions est varié : 105 coups donnés et 7 gifles ; 66 altercations ou bousculades ; 32 attaques avec voiture ou scooter ; 14 attaques au couteau, à la hache ou à la machette ; 152 menaces de mort ; 128 diffamations, calomnies ou actions mensongères ; 14 agissements sexistes, 7 insultes ou tags homophobes, 4 insultes ou tags racistes ; 21 pneus crevés ; 12 voitures brûlées…
En termes de répartition, là aussi, il faut prendre les chiffres avec précaution, pour les mêmes raisons. Mais on observe un plus grand nombre de témoignages dans le Nord et le Nord-Est, l’Est, ainsi que le Sud-Ouest.
Parmi les maires ayant répondu, 20,1% sont des femmes. Si elles subissent un peu moins de violences physiques, elles font également face à des propos sexistes. Exemple :
« Sur les réseaux sociaux (Facebook), après la délibération du conseil municipal sur le choix de l’emplacement d’une aire de grand passage des gens du voyage : une femme a écrit "quelle garce, cette maire"».
A noter aussi que 19 % des élus ayant répondu ont fait l’objet d’attaques en ligne, notamment sur les réseaux sociaux.
« Les maires sont nombreux à se sentir seuls, abandonnés et sans moyen »
Il ressort aussi de la consultation la solitude des maires, en cas d’agression. Et 86 % des élus déclarent ne pas avoir suffisamment de moyens de contrainte pour faire respecter leurs arrêtés de police administrative.
Ce pouvoir de police amène le premier édile à traiter de la gestion des troubles de voisinage, des autorisations d’urbanisme, des stationnements gênants, des dépôts sauvages de déchets, ou des occupations illégales de terrains. Autant de sujets susceptibles de créer des tensions avec les administrés.
C’est là où la majorité sénatoriale entre en jeu. La commission des lois met sur la table un « plan d’action » pour renforcer le pouvoir de police des maires. Certaines mesures seront introduites, par voie d’amendement, au projet de loi sur le statut de l’élu, dont l’examen commence en séance la semaine prochaine. Le gouvernement lui-même a déjà renforcé ce pouvoir dans ce texte (voir notre article). D’autres nécessitent simplement un décret ministériel. Le président de la commission des lois a écrit au premier ministre pour l’inciter à agir vite. « Toutes les propositions que nous faisons peuvent entrer en vigueur dans les semaines qui viennent » assure-t-il.
« Les maires ne veulent pas devenir des shérifs » précise Philippe Bas, « mais ils sont nombreux à se sentir seuls, abandonnés et sans moyen pour lutter contre les violences. Il faut leur donner un coup d’arrêt ».
« Signal fort » face à la crise des vocations
La commission des lois fait douze propositions. Les sénateurs veulent notamment « élargir à l’ensemble des élus communaux le périmètre de l’assurance obligatoire de protection juridique », « attribuer systématiquement la protection juridique aux maires victimes d’agression, sans délibération préalable du conseil municipal », « diffuser à l’ensemble des parquets des orientations fermes de politique pénale en cas d’agressions d’élus locaux », « adresser aux préfectures des consignes claires pour mettre un dispositif d’accompagnement systématique des maires agressés » ou encore « favoriser le déploiement de systèmes de vidéo-protection » par des subventions, ou une hotline.
Reste à voir si les mesures de l’exécutif et du Sénat, qui vont dans le même sens sur la question des maires, seront suffisantes pour endiguer des violences qui dépassent la personne des maires. Tout ce qui représente l’autorité se retrouve, parfois, mis à mal. « C’est un sujet dont l’ampleur dépasse la question des maires » reconnaît Philippe Bas, « tout ce que nous ferons aura de l’effet, mais n’intervient pas sur les évolutions profondes de la société ». Face à la crise des vocations pour se présenter devant les électeurs des petites communes, les sénateurs espèrent au moins envoyer « un signal fort », qui « aura un effet sur les prochaines municipales ».