Jérôme Fourquet : « Les fractures françaises n’ont pas disparu avec le Covid »

Jérôme Fourquet : « Les fractures françaises n’ont pas disparu avec le Covid »

Jérôme Fourquet a conceptualisé « l’archipellisation » de la société française. Le politologue, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprises à l’Ifop, ne croit pas au retour de l’unité nationale face à l’épreuve. Selon lui, il y a certes encore un ciment, mais on va très vite retomber dans les fractures qui existaient avant le Covid. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire.
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Par Rebecca Fitoussi

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Public Sénat : Les Français ont beaucoup reproché à l’exécutif de manquer de clarté dans la gestion de cette crise et dans les consignes données. Le discours d’Edouard Philippe à l’Assemblée nationale sur le déconfinement a-t-il été perçu comme plus concret ? Plus clair ?

Jérome Fourquet : C'est encore un peu tôt pour se prononcer, on n'a pas forcément de chiffres. Néanmoins, les remontées de terrain incitent à penser que, comme cette procédure de déconfinement a été présentée comme étant encore très en suspens, adaptable et modulable en fonction du développement de l'épidémie, cela ne va pas forcément aider à clarifier la situation. De nouveau, une part significative des Français va considérer qu'on est dans l'ordre et le contrordre, dans les injonctions contradictoires ou les changements de pied.

Si l'on reprend l'ensemble de cette crise, ce que les Français ont reproché initialement, c'était le retard à l'allumage, le fait que le gouvernement ait toujours eu un temps de retard sur le développement de cette épidémie. Puis, et sans doute est-ce lié, les Français ont de plus en plus reproché le manque de clarté voire une stratégie de dissimulation de la part du gouvernement et cela s'est cristallisé sur la fameuse polémique autour des masques. Le Président de la République, conscient de cela, a repris en partie l'initiative lorsqu’il a annoncé la date du 11 mai. Ce qui a produit deux effets un peu contradictoires qui se sont succédé dans un temps très court.

Cette annonce a d’abord été accueillie avec un ouf de soulagement par beaucoup de Français parce qu’ils voyaient enfin un horizon au bout du tunnel et qu’ils avaient une date à laquelle se raccrocher collectivement, ce qui leur permettait de tenir et d'endurer cette situation très spéciale et très pesante que nous vivons. Mais dans les heures ou les jours qui ont suivi, cette première réaction a laissé place à des réflexions et à des échanges entre Français, au sein des couples et des foyers ou sur les réseaux sociaux, sur les modalités de ce déconfinement. Autant on était rassuré que le président donne une date, autant dès que cette date a été donnée, a fleuri toute une série d'interrogations notamment sur les modalités de reprise des cours à l'école. Et puis il y a l'histoire des masques qui va rester comme une trace de cette épreuve.

Donc les Français n’y voient toujours pas très clair ?

Édouard Philippe passait en deuxième service, après l'annonce présidentielle, et il devait préciser, conformément à la philosophie de la Ve République, le cap du Président de la République. Sauf qu’évidemment, tout le monde a bien conscience que sur un sujet aussi complexe que celui-ci, c'est une espèce de mikado géant où l’on a des dizaines et des dizaines de décisions ou d’effets qui s'imbriquent ou s’emboîtent les uns dans les autres.

De ce point de vue, je ne pense pas qu’Edouard Philippe, en dépit du ton qui était le sien - une certaine modestie, une volonté d'être concret - ait complètement levé le doute. Sur les masques, ce qu'on observe dans nos verbatim qualitatifs pour Le Point et La Fondation Jean Jaurès, c’est « on nous a dit blanc, maintenant nous dit noir ». Sur le déconfinement, c’est pareil. On a retenu que Macron avait été relativement affirmatif et carré sur la date du 11 mai, mais quelques jours plus tard, lorsque le Premier ministre s'exprime, on voit qu'en fait, le 11 mai n'est que le début du déconfinement et que tout cela va être très progressif, qu’il y a quand même une clause de revoyure le 7 mai. Il y a l'idée d’une espèce de larsen.

Vous parliez de la modestie d’Edouard Philippe lors de son intervention, il a aussi été assez offensif. Il a souligné le discours changeant des médecins, il a attaqué les réseaux sociaux et les élus donneurs de leçons sur les plateaux de télévision. Un discours en forme de règlement de compte ?

Il était dans l'enceinte parlementaire et il avait à cœur de remettre certaines pendules à l'heure, de se défendre et de défendre à travers lui, son gouvernement. Ce qu'il a souhaité faire passer, et les Français en sont relativement conscients pour le coup, c'est l'extraordinaire complexité de ce dossier. Il a donc voulu essayer de pointer du doigt les facilités de langage ou de tribune de l'opposition sur le thème du « yakafokon » pour dire : nous sommes à la manœuvre, on a les deux mains dans le cambouis, donc on a un peu du mal à accepter ces leçons de gens qui nous regardent depuis les tribunes ou le banc de touche.

Oui mais ces allusions au discours changeant du monde scientifique… Était-ce une façon de se dédouaner du flou qui lui a été reproché ?

Les autorités ont complètement conscience que la crédibilité a été fortement entamée par des positions changeantes notamment sur la question des masques. Dans ce cadre-là, Edouard Philippe a donc, sans doute, voulu tenter de rationaliser le changement de pied gouvernemental en expliquant que, face à une crise qui était totalement inédite, l’exécutif s’était calé et fié aux informations et aux réflexions transmises par le corps scientifique et le corps médical.

Et puis, comme les Français ont aussi beaucoup regardé les médias, ils ont pu constater par eux-mêmes qu’il y avait des dissensions et des évolutions au sein du corps médical et scientifique qui défilait sur les plateaux de télévision. Donc Édouard Philippe a voulu s'appuyer là-dessus pour dévier la charge et faire en sorte que le gouvernement ne prenne pas de face l'intégralité des critiques. Là encore, c’est une posture d'humilité que de dire : on était face à une crise inédite, nous ne sommes pas des scientifiques ni des membres de professions médicales, on s'est remis à l'avis d'experts, or, les experts eux-mêmes ont varié.

Un autre discours, celui d’Emmanuel Macron. Le chef de l’Etat a fait de grandes promesses. Il annonce un monde différent, une remise en question profonde, y compris de lui-même. Attention à ne pas décevoir ? L’opinion l’attend au tournant ?

Il y a différents temps en termes d’échéances pour l'opinion publique. Le premier temps immédiat, c'est vaincre de manière définitive cette épidémie et on voit que ce n’est pas acté. Le gouvernement sera d'abord jugé là-dessus.

Temps 2, c'est la réussite du déconfinement. Avant que le président ne soit interpellé ou évalué sur la façon dont il a managé le gouvernement, dont il s’est adressé à nos concitoyens, les Français le jugeront d'abord sur le fait de savoir si le déconfinement s'est passé en temps et en heure, si les masques sont bien arrivés, si les transports en commun sont à peu près praticables, s'il y a un début de reprise économique et si les écoles et les hôpitaux fonctionnent correctement.

Puis, il y aura un troisième temps qui portera sur la façon dont le gouvernement fait face à la gigantesque crise économique et sociale qui se profile.

Le week-end dernier, dans le Journal du dimanche, un reportage au Danemark montrait que l’opinion suivait les dirigeants avec beaucoup de confiance. "Ici, nous sommes tous très sensibles au contrat social qui lie la société et les autorités dirigeantes", disait une directrice d’école. Est-ce que c’est une caractéristique de l’opinion française d’être à ce point défiante vis-à-vis de ses gouvernants ? Un juge plutôt qu’un partenaire ?

Juge c’est normal, et d’ailleurs au Danemark aussi on évalue le gouvernement. Lors de son discours, Emmanuel Macron a mis la barre très haut, il est allé très loin, promettant des mesures de rupture, disant même que s’en remettre à d’autres pour nos approvisionnements vitaux était une forme de folie. Donc c’est normal qu’à un moment donné les Français s’estiment en situation d'évaluer ou de le mettre en face de ses annonces.

Pour ce qui est de la défiance, on peut s’appuyer sur le baromètre de nos confrères d'OpinionWay réalisé pour le CEVIPOF, publié dans Le Monde. On n'a pas une comparaison dans un très grand nombre de pays mais on a néanmoins deux autres pays pris en compte qui sont l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Chez nos deux voisins, on a environ 60% de la population qui fait confiance aux autorités de son pays. En France, on est à un tiers. Ils ont de manière astucieuse posé d’autres questions comme celle-ci : êtes-vous plutôt d'accord qu’on n’est jamais trop prudent avec les gens qu'on ne connaît pas ? Et bien on s’aperçoit qu’en France, on a 15 ou 20 points de défiance interpersonnelle de plus que dans ces deux autres pays.

Donc cette défiance est générale ? Elle ne vise pas seulement nos gouvernants ?

Oui c'est général. C'est le titre du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. On est bien là-dedans. Et évidemment, si on n'est pas très confiant vis-à-vis de son voisin, on l’est encore moins vis-à-vis de son gouvernement. Mais je pense que cette défiance qui préexistait à l'élection présidentielle de 2017 (ce n’est pas Emmanuel Macron qui l'a créée, cela fait des années que cela dure) a été renforcée vis-à-vis de l'exécutif à l’aune de cette crise. Il y aura quelque chose du registre ou du ressort de la fameuse polémique sur le nuage de Tchernobyl dans les années 1986-1987, avec cette petite musique : on ne nous a pas tout dit, on nous a menti, etc…  Aujourd’hui, de plus en plus de gens se disent qu’ils ont adapté leur communication et leurs messages, non pas à la vérité mais à l’état de pénurie qui était le nôtre et à notre impréparation.  Et ça, cela va être redoutable !

Les oppositions sont-elles mieux perçues par les Français ? Certaines profitent-elles de cette défiance pour marquer des points dans l’opinion ?

Non. Dans mon livre L'archipel français, je disais qu’on avait un paysage politique complètement fragmenté et « archipellisé ».  La crise du Covid n'a pas du tout aidé à la clarification dans un sens ou dans un autre. On a un exécutif qui a laissé des plumes dans cette affaire et on n'a pas tout vu encore, sans pour autant que les oppositions n’en retirent mécaniquement un bénéfice.

Avant, on avait le fameux balancier, un gouvernement de gauche qui s'enfonçait dans l’impopularité, mécaniquement, la droite remontait et inversement. Aujourd'hui, ce mécanisme est faussé. On peut avoir un exécutif qui descend en termes de popularité et de crédibilité sans pour autant que mécaniquement une opposition clairement identifiée en bénéficie.

Marine Le Pen a essayé d'occuper son terrain ou de faire vivre son statut de principale opposante, elle y est en partie parvenue. Mais je ne pense pas qu'elle ait gagné énormément de parts de marché. D’ailleurs, quand on regarde les résultats du premier tour des élections municipales, les scores du RN dans les villes potentiellement gagnables, sont assez décevants pour eux. On n’a pas vu de poussée frontiste. On verra ce qu'il en sera après cette période mais j'ai un peu le sentiment, comme avec les Gilets jaunes, que ces crises-là confortent l’électorat qui lui était déjà acquis mais ne lui en apporte pas des wagons de nouveaux.

Qu’en est-il pour les autres oppositions ?

Le PS et LR ont du mal à se positionner. On a le jeu classique des critiques, du « ça va trop vite ou pas assez vite, pas assez fort » mais on n’a pas le sentiment que l’une ou l’autre des oppositions a marqué des points. Il faudra juste regarder ce qui se passe du côté des écolos et qui était déjà en dynamique. Tout le monde a dit qu’il y aurait un avant et un après, moi je n’en suis pas persuadé. Il y aura un après, parce qu’économiquement cela va être la catastrophe, mais sur le plan idéologique, philosophique ou sur des grands imaginaires, je pense plutôt qu'on est dans une accélération des tendances préexistantes.

On avait par exemple une tendance assez porteuse pour les écolos et à mon avis, elle va être confortée. Les circuits courts, les achats de bio, les gens qui disent qu’on a détruit tous les écosystèmes naturels, que les virus animaux arrivent beaucoup plus facilement à l'homme, les gens qui dénoncent une mondialisation complètement débridée…

Il y a tout un discours sur le châtiment de « Mère Nature » qui s'est abattu. Cela a marqué les esprits mais ce n’est pas non plus complètement un coup de tonnerre. Ce discours-là, Greta Thunberg le tenait déjà. On a donc une poursuite des courbes ou une accélération de phénomènes sans que, pour autant, tout le jeu soit redistribué ou déstabilisé.

Quelle doit être la traduction politique de cette crise ? Doit-elle par exemple déboucher sur un remaniement ? Les Français ont changé, l’équipe gouvernementale doit-elle changer aussi ?

La grande majorité de nos concitoyens ne sont absolument pas dans des attentes politiques ou politiciennes. Par exemple, il n’a quasiment pas été question du report de la date à laquelle se tiendra le second tour des municipales. Les Français sont à mille lieux de cela. Ce qui les intéresse, c’est : est-ce que mon entreprise sera encore debout quand je vais reprendre le boulot ? Est-ce que l'école de mes enfants est ouverte ? Est-ce qu'une deuxième vague se profile ? Est-ce que nos hôpitaux sont suffisamment outillés ? On est encore très loin des attentes sur les grands équilibres, sur la place de l'écologie, sur la démondialisation, sur un développement plus humain.

Quant à la mécanique politico-institutionnelle, c’est encore plus le cadet de leurs soucis. En plus, ils ont intégré que sous la Ve République, la clé de voûte c’est le président, donc on peut changer en partie les ministres voire le Premier ministre, c’est quand même Emmanuel Macron qui donnera les injonctions et les grands axes. On a fait un sondage pour La Lettre de l'Expansion qui montrait qu’il y avait une appétence pour un gouvernement d'union nationale, comme il y en avait eu au lendemain des attentats de juillet 2016.

Mais l'histoire nous avait montré que cette attente forte de l'opinion n'avait pas été traduite dans les faits institutionnels. Ce n’est pas tant un gouvernement d'union nationale qui est souhaité qu’une opposition responsable et un bémol mis à la politicaillerie, à une obstruction systématique et pavlovienne. Les Français se disent qu’on a autre chose à faire que de s’abimer dans des guéguerres de cour de récréation. Ils aimeraient que cela passe par une opposition plus constructive et par un gouvernement qui lui fasse un peu plus de place, notamment dans le débat au Parlement.

Les Français attendent aussi une politique sociale forte ?

Oui, ils attendent beaucoup sur ce point. Cela nous ramène aux annonces très fortes d'Emmanuel Macron sur les décisions de rupture. Par exemple, est-ce que dans les mois qui viennent, Sanofi-Aventis va annoncer aux côtés du ministre de la Santé, voire du Premier ministre, que certaines lignes de production sont rapatriées en France pour ce qui est de la fabrication des principes actifs de toute une partie de leurs médicaments ? Autre exemple, ces ouvriers d’une usine de bouteilles d'oxygène dans le Puy de Dôme qui a été fermée il y a un an et qui, à l'occasion de cette crise, ont demandé au gouvernement de proclamer une nationalisation, et bien pour l’instant, le gouvernement a adressé une fin de non-recevoir.

Les Français vont juger sur pièce. La Fnac a bénéficié d'aides, Air France va en bénéficier, Renault également. C'est bien normal puisque ce sont des piliers de l'économie française, mais la vraie interrogation c'est ce que fera le gouvernement pour la myriade de petites et moyennes entreprises qui, elles, ont déjà pris le mur. Et on entend déjà le gouvernement expliquer qu’à partir du mois de juin, les mesures de prise en charge du chômage partiel seront nettement moins avantageuses. A un moment, il va y avoir quand même une crispation. Là, j’ai l’impression qu’on est en apesanteur et qu’à un moment, il va y avoir un retour au réel très douloureux. Et à ce moment-là, qu’il y ait trois socialistes ou trois LR de plus au gouvernement, pour les Français, ce ne sera pas le sujet.

Cela veut-il dire que les Français n’attendent plus rien ou ne croient plus en la politique au sens partisan du terme ?

On attend de ceux qui sont aux manettes. Regardez le nombre de maires sortants repassés dès le premier tour des municipales ! Les Français avaient senti la tempête arriver et ils ont souhaité conforter leur équipe en place. Ce qu’ils demandent aux équipes en place, c’est de se mettre autour d’une table, de bosser, de proposer des solutions. Le jeu politicien partisan ne les intéresse pas. C’est d’ailleurs ce qu’a essayé de faire Edouard Philippe en disant qu’il y avait ceux qui retombaient dans les ornières du passé et puis ceux qui essayaient de se hisser à la hauteur de ce moment historique.

Vous avez conceptualisé « l’archipelisation » française. Cette crise peut-elle avoir créé une nouvelle unité française ? Une solidarité nouvelle devant l’épreuve ?

Peut-être.Regardez ces milliers de Français qui applaudissent les soignants à leur balcon ou à leur fenêtre tous les soirs à 20 heures, encore un mois et demi après le début du confinement... On a vu dans nos enquêtes une hausse des dons aux associations et aux ONG. On a vu de très nombreuses initiatives spontanées de la part d'habitants, parfois des jeunes dans les quartiers, pour porter les courses et prendre soin des personnes isolées ou âgées.

Cette crise a réveillé un sentiment de fraternité dans une partie de la population. Elle a aussi fait appel au civisme et au sens des responsabilités de chacun, en leur rappelant qu'ils faisaient partie d'un collectif qui était plus grand qu’eux. Donc il y a encore un ciment, il y a encore un sentiment d'appartenance, la flamme a été un peu ravivée à l'occasion de cette épreuve.

Néanmoins, le Covid n’est pas simplement un antidote à « l'archipellisation », il en est aussi le révélateur. On voit par exemple, au début du confinement des centaines de milliers jeunes et de moins jeunes quitter les grands centres urbains pour aller se mettre au vert à la campagne en dépit des consignes.

On voit aussi depuis plusieurs semaines que dans certaines banlieues, le feu couve sous les braises et qu’on a des tensions qui ne sont pas du tout éteintes. On a eu deux attaques terroristes pendant le confinement. Sur le plan économique et social, si cette épreuve s'est imposée à tout le monde, tout le monde ne l'a pas du tout vécue de la même manière, entre ceux qui ont été en télétravail, ceux qui ont été en chômage partiel, ceux qui ont perdu leur job, ceux qui ont dû continuer d'aller travailler la boule au ventre.

Si on se projette un peu, avec cette crise économique et sociale qui s'annonce, on voit bien que cela va provoquer des cassures, des fractures supplémentaires dans la société française. Ne serait-ce que dans l'univers du travail, on aura d'un côté les fonctionnaires et les salariés des très grands groupes qui, même s'ils sont en difficultés, auront les reins et l’assise économiques pour tenir, et puis de l'autre, les salariés des PME / TPE, les intérimaires, les indépendants.

Lorsque le gouvernement annonce une aide de 1 500 euros au restaurateur qui a perdu 50 000 euros de chiffre d'affaires par mois, même si c’est utile, c'est une goutte d'eau ! Beaucoup seront obligés de déposer le bilan. Ces fractures n’ont pas disparu. Il y a certes un sentiment d'unité qui a existé à un moment mais très vite on va retomber dans les failles et les fractures qu'on connaissait.

Dernier point. Si on regarde par exemple l’univers de la consommation qui est très parlant, on a eu deux tendances contradictoires qu'on observait déjà avant la crise du Covid : un très fort engouement pour les circuits-courts et les produits bio émanant plutôt des catégories favorisées de la population, qui ont encore plus consommé ce type de produits et qui ont vu dans cette crise une validation de leur grille d'analyse. On a été trop loin, on a martyrisé la nature, il faut ralentir sur la consommation. Et puis on a toute une autre partie de la population, type Gilets jaunes, qui, eux, n'ont pas du tout renoncé au mode de consommation habituel et pour lesquels la consommation est très statutaire voire identitaire. C’est une façon de se réaliser. On a vu par exemple les files d'attente interminables devant les McDrive. 

En gros, on retrouve la société dans l'état où on l’avait laissée avant le Covid. Et à mon avis, ça s'est encore accéléré ! Ceux qui étaient sur une prise de distance du modèle de consommation dominant vont forcer la cadence. Pour les autres, il y aura une tension entre le vouloir et le pouvoir d'achat. Ils vont vouloir reprendre leurs habitudes, beaucoup d'entre eux vont être entravés parce qu’il y aura des pertes de revenus voire des pertes d'emploi, donc cela va recréer une situation similaire à celle qu'on avait au moment des Gilets jaunes. Il pourrait y avoir une partie importante de la population dans les milieux diplômés et favorisés qui va essayer d'imposer sa grille de lecture en disant qu’il faut absolument aller très vite dans la transition écologique, dans le changement de nos habitudes, et qui va regarder avec mépris, condescendance et parfois véhémence, tous ceux qui, selon elle, n’auront rien compris à ce qui s'était passé. Tout le monde ne tirera pas les mêmes enseignements de cette crise.

 

Aller plus loin : 

L’Archipel français, Jérôme Fourquet, Editions du Seuil. Prix du livre politique 2019.

 

Relire notre entretien avec Richard Werly : « Il y a le risque d’une Europe une nouvelle fois décevante »

 

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