Gérald Darmanin a-t-il lu l’article de publicsenat.fr, dans lequel la sénatrice PS Marie-Pierre de la Gontrie note la volonté du ministre de « s’asseoir » sur les conventions internationales en matière d’immigration ? On peut en douter. Même si le locataire de Beauvau répond directement à l’accusation dans une interview fleuve donnée au JDD. « Je ne m’assois pas sur la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme […] Je respecte l’intégralité des règles de l’état de droit. En l’occurrence, ce que j’assume, c’est de ne pas attendre la décision de la Cour européenne des droits de l’homme alors que le tribunal administratif, la cour d’appel et le Conseil d’Etat ont donné raison à l’Etat […] Auparavant, on attendait avant d’avoir l’avis, quitte à garder sur notre sol des personnes extrêmement dangereuses. Désormais, nous n’attendrons plus », a-t-il expliqué.
Depuis l’attentat d’Arras commis par un jeune russe d’origine ingouche et qui a coûté la vie au professeur Dominique Bernard, Gérald Darmanin multiplie les déclarations à destination de la droite et de l’extrême droite et, ce, à deux semaines de l’examen du projet de loi immigration au Sénat.
En s’en prenant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le ministre fait écho à une proposition de loi constitutionnelle déposée par la droite sénatoriale et examinée le 12 décembre prochain. « Certains veulent pour partie rendre cette jurisprudence inopérable : discutons-en », a-t-il d’ailleurs encouragé.
Le texte déposé par le patron des Républicains au Sénat, Bruno Retailleau consiste effectivement à déroger au droit européen en matière migratoire. Pour ce faire, il amende l’article 55 de la Constitution qui consacre aux traités et accords internationaux « une autorité supérieure » à celle des lois, et l’article 88-1 sur la primauté du droit de l’Union européenne.
« Même si vous êtes un terroriste, vous n’êtes pas déchu de votre qualité d’être humain »
Au lendemain de l’assassinat de Dominique Bernard, le ministre a dit « assumer être condamné par la CEDH » pour la reprise des expulsions de ressortissants du Caucase fichés S vers la Russie.
« La CEDH doit comprendre qu’elle juge dans une situation de crise terroriste qui n’existait pas lorsque ses règles furent imaginées », a-t-il encore souligné auprès du JDD. Entrée en vigueur en 1953 et ratifié par 46 Etats dont les 27 de l’Union européenne, la Convention européenne des droits de l’Homme se réfère à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Basée à Strasbourg, la Cour européenne des Droits de l’Homme en contrôle l’application par les Etats signataires.
« La Cour laisse une grande latitude aux Etats en matière de droits des étrangers. Le droit au respect à la vie privée et familiale n’est, par exemple, pas un obstacle, à l’expulsion d’un étranger présentant une menace pour l’ordre public. Il y a, par contre, des droits absolus, le droit à la vie et le droit de ne pas être torturé, l’article 2 et 3. Même si vous êtes un terroriste, vous n’êtes pas déchu de votre qualité d’être humain. Et la Cour empêche l’expulsion vers un pays si son ressortissant peut être tué ou torturé », explique Nicolas Hervieu, enseignant à Sciences Po et juriste spécialisé en droit européen des droits de l’homme.
En matière de droits des étrangers, « la Cour ne se prononce pas sur les politiques nationales. Elle n’examine que les situations individuelles », précisait la semaine dernière à publicsenat.fr, le rapporteur centriste du projet de loi immigration, Philippe Bonnecarrère.
En août 2022, la France a été condamnée à deux reprises pour avoir expulsé ou voulu expulser deux ressortissants tchétchènes vers la Russie en violation de l’article 3. « La protection offerte par l’article 3 de la Convention présente un caractère absolu. Il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. Il en est de même y compris dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, le requérant a eu des liens avec une organisation terroriste », avait argumenté la Cour dans son arrêt.
« L’influence majeure » de la CEDH dans notre droit
Au-delà des condamnations que la Cour peut infliger à un Etat en matière de droits des étrangers, la convention et la jurisprudence de la CEDH « ont une influence majeure dans notre droit », rappelle Nicolas Hervieu. En 2020, la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme en raison de conditions de détention dégradantes et inhumaines, et pour l’absence de recours effectif à même de prévenir ou de faire cesser ces atteintes en droit interne, a conduit le Parlement à adopter une loi. Le texte crée une nouvelle voie de recours devant le juge judiciaire pour les prisonniers détenus dans des conditions indignes (lire notre article).
« Les tribunaux administratifs et judiciaires appliquent très largement la jurisprudence de la CEDH. En ce sens, réviser la Constitution pour ôter sa primauté sur la loi française me paraît dangereux et irréaliste. Car si la France a sa vision de la hiérarchie des normes, ce n’est que la sienne. Ça n’empêcherait pas les requérants de saisir la Cour. Il faudrait pour cela que la France cesse d’être partie à la Convention européenne des droits de l’Homme et par conséquent sorte du Conseil de l’Europe », relève Tania Racho, chercheuse associée en droit européen à l’université Paris-Saclay, membre de Désinfox-Migrations. L’année dernière après son exclusion du Conseil de l’Europe, la Russie a cessé d’être partie à la Convention européenne des droits de l’Homme.
« En assumant d’être condamné par la CEDH, Gérald Darmanin assume de contourner le contrôle du juge administratif et européen », observe Nicolas Hervieu en référence aux expulsions réalisées « en urgence absolue ». « En procédure d’urgence, la personne expulsée peut ne pas avoir le temps de déposer une requête devant le juge administratif. La France a été condamnée plusieurs fois pour non-respect du droit au recours ».
Il y a trois jours, l’expulsion ordonnée en urgence absolue visant Mariam Abou Daqqa, militante du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) a été suspendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris.