La formule retenue pour taxer les géants du numérique, promesse qu’avait formulée Emmanuel Macron au plus fort de la crise des gilets jaunes en décembre dernier, laisse beaucoup de sénateurs sceptiques. La droite dénonce notamment une « une assiette rudimentaire et économiquement imparfaite », la gauche une mesure manquant d’ambition. Adopté à l’Assemblée nationale le 9 avril, le projet de loi donnant naissance à cette nouvelle recette pour l’État est examiné au Sénat à partir de ce mardi 21 mai.
Le constat de départ a été rappelé par Bruno Le Maire à l’issue d’un Conseil des ministres. Les géants du numérique, avec ses quatre mastodontes emblématiques (les GAFA, pour Google, Amazon, Facebook et Apple), « dégagent des bénéfices importants et les rapatrient ensuite ailleurs sans payer leur juste part d’impôt », selon les mots du ministre de l’Économie. D’où l’idée d’un projet de taxe, portant sur les services numériques, de trois natures : vente d’espaces publicitaires, vente de données personnelles à des annonces et la mise en relation de vendeurs et de clients sur des plateformes.
Mais, l’acte de naissance de cette taxe pose problème. À l’origine, cette taxe était pensée au niveau européen. Cependant, l’unanimité requise, en matière de décision fiscale, n’a pas été réunie au Conseil européen, du fait de l’opposition de quatre États, où l’implantation de grandes entreprises numériques est importante : Irlande, Suède, Danemark et Finlande. Même si d’autres pays, comme l’Espace ou la République Tchèque, se disent prêts à sauter le pas, la France fait donc cavalier seul et entend prendre le leadership sur ce dossier.
Le Sénat pose la date du 1er janvier 2022 pour l’extinction de la taxe
D’autres négociations se poursuivent au niveau international, dans le cadre de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Misant sur un accord, le gouvernement a plusieurs fois répété que la taxe française sur les services numériques serait temporaire. La commission des Finances a préféré graver cette limite dans le texte de loi. L’amendement adopté prévoit l’extinction de la taxe au 1er janvier 2022. Autrement dit, elle pourrait ne connaître que trois exercices sous sa forme actuelle : 2019, 2020 et 2021. À défaut d’accord au sein de l’OCDE, il sera « toujours possible de prolonger la taxe », font valoir les sénateurs. Et de dresser le bilan devant le Parlement de ce projet de loi.
La décision isolée de la France comporte un autre inconvénient, potentiellement source de contentieux. Le gouvernement n’a pas notifié la Commission européenne de son projet. Or, explique la commission des Finances du Sénat, ce contact aurait pu être utile pour sécuriser le projet. Des doutes pèsent sur sa comptabilité avec les traités européens, le rapporteur du texte, Albéric de Montgolfier (LR) considère que le gouvernement prend de « beaucoup de risques pour un affichage ».
Telle qu’elle est conçue, la taxe de 3 % sur les recettes ne touchera que les entreprises réalisant un chiffre d’affaires de plus de 25 millions d’euros en France (et plus de 750 millions d’euros dans le monde entier sur leurs activités numériques). Certaines entreprises devront s’acquitter de la taxe, d’autres seront épargnées. Le rapporteur du projet de loi au Sénat souligne que cette différence de traitement s’apparente pour certaines à une aide d’État. « Ça ne tient pas la route vis-à-vis du droit européen. On risque d’avoir les désagréments de devoir rembourser les gens qui vont payer trois-quatre ans cette taxe », s’inquiète Philippe Dominati, l’un des sénateurs du groupe LR à redoute une annulation de la taxe. Dans un amendement, il demande que le gouvernement fournisse au Parlement, dans les trois mois, un rapport pour détailler les raisons à l’origine de cette absence de notification de la Commission européenne.
La droite craint une double-imposition pour certaines sociétés
Un autre article du projet (ajouté à l’Assemblée nationale) impose aussi au gouvernement de remettre au Parlement un rapport sur les résultats de la taxe et sur son impact économique. Se basant sur des chiffres calculés par l’administration fiscale, des sénateurs craignent que cette taxe rate sa cible et pénalise des entreprises françaises. « Selon les estimations de Bercy, 80 % de la taxe ne sera pas payée par les GAFA, mais par des entreprises françaises », souligne Philippe Dominati.
Dernier motif d’inquiétude au Sénat : que cette taxe, imaginée pour les grandes firmes rapatriant leurs bénéfices, ne constitue une double peine pour les entreprises basées en France qui s’acquittent déjà de l’impôt sur les sociétés. Une forme de « double imposition que le Sénat » cherche à éviter. Dans un amendement adopté en commission, les sénateurs proposent que les contribuables redevables de la taxe GAFA déduisent leur montant de celui de la contribution sociale de solidarité sur les sociétés (un autre impôt basé sur le chiffre d’affaires).
La gauche « reste sur sa faim »
La gauche, de son côté, salue un projet de taxe « qui semble aller dans la bonne voie », à l’image de la sénatrice (Génération.s) Sophie Taillé-Polian, invitée de Public Sénat ce lundi matin. Mais « reste sur sa faim ». « Il nous semble important de poser le principe d'une taxe sur les géants du numérique. Mais ça ne va pas assez loin. Le problème de sous-taxation des multinationales ne s'arrête pas au numérique », a-t-elle argumenté.
Le projet de loi comporte aussi un article qui révise la trajectoire de la baisse de l’impôt sur les sociétés amorcée en 2018, pour les plus grandes entreprises. De 33,3 % en 2017, ce dernier doit descendre à 25 % à la fin du quinquennat. Cette mesure « dérogatoire » pour 2019 permet de financer une partie des décisions prises pour les gilets jaunes et dont le total se chiffre à 17 milliards d’euros.
Quant à la taxe sur les GAFA, son rendement est estimé à 400 millions d’euros pour 2019, et devrait s’élever à 650 millions en 2022.