Les parlementaires qui attendaient un chiffre bien affiné, ou ne serait-ce qu’un ordre de grandeur, sont restés sur leur faim, mais ils disposent désormais d’une nouvelle base de travail en vue de l’examen du prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale cet automne. Auditionné ce 8 septembre 2020 devant la commission des Affaires sociales du Sénat, le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, n’a pas pu livrer une estimation précise du volume des fraudes aux prestations sociales. En cause : le manque d’enquêtes de la part de différents organismes de protection sociale, la « zone grise » entre erreurs et fraudes, ou encore le calendrier contraint de la Cour pour remettre ses conclusions. « Je regrette qu’il n’y ait pas ce chiffrage. L’évaluation du préjudice est la base de toute lutte contre la fraude », a fait remarquer le rapporteur général de la commission, Jean-Marie Vanlerenberghe (MoDem). Le premier président de la Cour des comptes a simplement indiqué qu'en 2019 les organismes sociaux avaient détecté « un milliard d'euros de préjudices subis et donc évités ».
« Ce qui n’est pas possible de chiffrer de manière suffisamment fiable, nous ne le chiffrons pas dans notre rapport », s’est défendu le magistrat financier. « Nous ne donnons pas d’estimation globale ou spectaculaire comme le font d’autres », a-t-il ajouté, dans un débat que le vice-président de la commission, René-Paul Savary (LR) a qualifié de « piégé ». Une bataille de chiffres avait eu lieu l'an dernier.
« Un changement d'échelle est indispensable » dans la lutte
Son institution avait été chargée par la commission sénatoriale de se pencher sur les actions engagées pour lutter contre les différents types de fraude aux prestations sociales, et sur les résultats obtenus. En novembre 2019, un rapport réalisé par la sénatrice (UDI) Nathalie Goulet et la députée (LREM) Carole Grandjean, sur demande du Premier ministre, avait déjà souligné la complexité de l’exercice.
Après plusieurs mois de travaux, et une remise du rapport retardée pour cause de crise sanitaire, la Cour a livré un bilan en demi-teinte. Les résultats obtenus dans la lutte contre la fraude « s’améliorent d’année en année », a relevé Pierre Moscovici. En 2019, l’Assurance maladie a ainsi identifié « 287 millions d’euros de préjudices subis et évités, au titre de fraudes et de fautes », soit deux fois plus qu’en 2010. Mais il a surtout reconnu que « ces progrès incontestables » étaient « trop lents au regard des enjeux » et que les actions engagées étaient « très en deçà des risques de fraude ». En clair : « un changement d’échelle » est « indispensable ».
Quand les estimations existent, celles-ci mêlent parfois prestations indues et volontés de fraudes. Dans les deux cas, il s’agit de pertes. « Les organismes perdent des sommes considérables au titre d’erreurs – pour certaines, il y a des fraudes – qui ont un caractère définitif, faute d’avoir été détectées et corrigées », a alerté Pierre Moscovici. Pour le cas de l’Assurance maladie, la « marge de manœuvre est considérable » selon lui. Seulement 0,7 % des séjours en établissement de santé sont contrôlés. En 2018, la branche famille de la Sécu a conclu dans son enquête annuelle que la fraude s’élevait à 2,3 milliards d’euros (3,2 % des prestations versées). La même année, les CAF ont versé 3 milliards de prestations à tort (4,5 % du montant total).
En matière d’action préventive, la Cour des comptes recommande une « action globale de sécurisation du versement des prestations sociales ». « Il faut réduire le périmètre particulièrement étendu des modes opératoires possibles de fraudes, en les tarissant à la source », conseille Pierre Moscovici.
Il convient d’abord, selon la Cour, de « circonscrire les usurpations d’identité », en réduisant par exemple la durée d’utilisation des cartes vitales. Une recommandation est émise pour dématérialiser ces cartes, afin de les clôturer plus rapidement et mettre fin à la détention de plusieurs cartes. Ce point a toutefois soulevé les réserves de certains sénateurs sur le risque de la fracture numérique.
Des croisements de fichiers nécessaires
L’accent doit surtout être mis sur le croisement des fichiers et la meilleure coordination des services, une demande déjà formulée dans des rapports parlementaires. Omissions de ressources, évolution des revenus, existence du logement, meilleure identification des conditions des droits : certaines vérifications devraient être systématiques. La Cour des comptes souligne qu’il faut finaliser le rapprochement automatisé des fichiers de Sécurité sociale avec le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), géré par la Direction générale des finances publiques (DGFIP). Pôle Emploi n’est pas doté d’un droit de communication de données auprès de tiers, ce qui le prive de certaines vérifications automatiques. « Cela nécessite des évolutions législatives », souligne la Cour des comptes.
Il faut « gérer de manière plus rigoureuse les droits et prestations d’Assurance maladie », a également appelé Pierre Moscovici. Devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, la direction de la Sécurité sociale avait reconnu que des droits étaient ouverts à tort à 2,4 millions d’assurés. « Selon nous, ce surnombre dépasse en fait trois millions d’assurés », a avancé le premier président de la Cour des comptes. Tout en précisant : « Il ne s’agit certainement pas de l’immatriculation en masse à la Sécurité sociale de millions d’assurés fictifs qui seraient nés à l’étranger comme on peut parfois l’entendre »
« Ces contrôles font leurs preuves, et donc il ne faut pas mégoter »
Pour « intensifier » la recherche des fraudes, il n’y a pas de secret : ce ne pourra être possible à moyens constants. « C’est inenvisageable sans un renforcement des moyens humains. Ces contrôles font leurs preuves, et donc il ne faut pas mégoter […] Une volonté politique forte est indispensable pour engager et mener à bien ce chantier », a déclaré Pierre Moscovici. Tout ne passera pas par la mise à jour de systèmes informatiques. Il évoque l’idée d’une unité spécialisée, transversale, « composée d’experts » pour remporter de nouvelles victoires, notamment contre les fraudes les plus sophistiquées, en bande organisée.
Les recommandations, notamment nécessitant des modifications législatives, ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd, dans une salle remplie de parlementaires. Le rapporteur général de la commission, Jean-Marie Vanlerenberghe (MoDem) a indiqué que le rapport avait « le mérite de donner des bases solides sur un sujet qui prête à des polémiques et à des fantasmes ». « Nous suivrons vos recommandations », a indiqué le sénateur du Pas-de-Calais, annonçant que ses collègues pourraient s’en inspirer dès le prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) à l’automne.
Interrogé sur les fraudes au chômage partiel durant la crise sanitaire, Pierre Moscovici a indiqué que la Cour travaillait actuellement sur le Covid-19.