On appelle cela un droit de suite. En juin 2019, une mission d’information sénatoriale remettait un rapport inquiétant sur l’état de santé et l’entretien des ponts français. Un travail d’enquête long de plusieurs mois, après l’onde de choc provoquée par l’effondrement du pont Morandi à Gênes le 14 août 2018. 43 personnes ont perdu dans la vie dans cette catastrophe. La mission conduite par Patrick Chaize (LR) et Michel Dagbert (PS à l’époque) avait notamment plaidé pour un « plan Marshall » pour l’entretien des ponts, un meilleur recensement et une surveillance exhaustive de ces ouvrages d’art, mais aussi la mise en place d’un véritable réseau d’ingénieurs pour les petites communes.
Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Et selon les sénateurs, « le compte n’y est toujours pas », qu’il s’agisse de l’application des recommandations émises à l’époque, ou de l’état général des ponts. En 2019, la commission sénatoriale estimait à plus de 25 000 le nombre en mauvais état structurel, posant des problèmes de disponibilité, voire de sécurité pour la population. Trois ans plus tard, « ce chiffre doit malheureusement être réévalué à la hausse », alerte un nouveau rapport de Bruno Belin (rattaché au groupe LR).
« Sur les 14 000 premiers ponts visités, 23 % présentent des défauts significatifs ou majeurs »
Selon l’estimation du sénateur de la Vienne, 30 à 35 000 ponts « seraient en mauvais état structurel ». Autre donnée : « Sur les 14 000 premiers ponts visités, 23 % présentent des défauts significatifs ou majeurs ». La haute assemblée n’est d’ailleurs pas la seule à tirer ce constat. « L’État du patrimoine de ponts est globalement moins bon en 2020 que les années précédentes, pour l’État ou pour les départements », soulignait l’Observatoire national de la route dans son rapport 2021.
80 % des propositions formulées par la commission en 2019 ont été déclinées par le gouvernement, dans les lois de finance ou encore le Programme national Ponts, lancé en 2021. Cependant, lorsque le Sénat étudie dans le détail, la mise en œuvre est « largement insuffisante ».
La vision d’ensemble des ponts en France manque encore de précision. À titre d’exemple, comme en 2019, il est toujours impossible de connaître le nombre exact de ponts au niveau national, si ce n’est cette fourchette assez large de « 200 à 250 000 ponts routiers en France ». 90 % sont gérés par les collectivités territoriales. « Il faut que l’on ait un vrai recensement », plaide le sénateur Bruno Belin.
Pour le Sénat, il faut « amplifier » les progrès dans la gestion patrimoniale des ponts. Selon les données du rapport, 30 % des ponts sont ou seront référencés dans une base de données, avec des données GPS, et le système d’information géographique unique souhaité en 2019 n’existe pas encore. « On a quand même aujourd’hui plusieurs milliers d’ouvrages orphelins, on ne sait pas officiellement à qui ils sont », explique Bruno Belin. « Il y a donc un travail d’identification, de recherche d’archives de propriétés, de transferts, à mener. »
Autre piqûre de rappel sénatoriale : que chaque pont dispose d’un « carnet de santé », permettant de suivre l’évolution de son état et de programmer les actions de surveillance et d’entretien. À ce jour, seulement 55 % des ponts en ont bénéficié, selon les chiffres du rapport.
Le retard de financement accumulé depuis 2020 se chiffre à 350 millions d’euros pour les ponts gérés par les communes et les départements
En termes de moyens mis sur la table pour affronter la vague de rénovations impératives ou à venir, le rapport de Bruno Belin estime que les besoins sont encore loin d’être couverts. En lieu et place du « plan Marshall », voulu par le Sénat, la période a plutôt été marquée par des « moyens insuffisants, dispersés et peu lisibles ». L’enveloppe dédiée à l’entretien et à la réparation de ponts présents sur le réseau national public (6 % des ponts environ) est passée de 45 millions d’euros par an à 120 millions en 2022, conformément à la cible voulue par le Sénat. Mais les parlementaires estiment que ce niveau aurait dû être atteint dès 2020, et maintenu durant dix ans. « Le retard accumulé atteint déjà 89 millions d’euros », avertit le rapport. Dit autrement, 70 % des besoins de financements identifiés pour les ponts routiers gérés par l’État ont été couverts jusqu’à présent.
En revanche, le Sénat se montre très critique sur les moyens accordés aux collectivités locales qui, rappelons-le, gèrent le plus grand nombre de ponts. Les moyens alloués au Programme national Ponts en 2021 (40 millions d’euros) « ne sont pas à la hauteur des enjeux pour enrayer la spirale de dégradation des ponts gérés par les collectivités territoriales », épingle le rapport, confirmant des craintes exprimées l’an dernier. Les moyens ne « permettront même pas au programme d’atteindre ses objectifs ».
On ne parle ici que d’une phase d’expertise, puisque les travaux de réparatoire et de réparation nécessiteront des moyens bien plus conséquents. « Seuls 300 à 500 ouvrages parmi les plus sensibles devraient pouvoir bénéficier d’une étude approfondie, soit seulement 3 % des ouvrages les plus dégradés », met ainsi en exergue le Sénat. Les sénateurs appellent le gouvernement à créer un fonds annuel doté de 350 millions d’euros dès l’an prochain, pour rattraper le retard et faire face à l’ampleur du chantier.
Les sénateurs veulent préparer un cadre juridique pour planifier les entretiens
Quant à l’appui technique apporté aux communes qui en sont totalement dépourvues, le rapport Belin identifie là aussi des marges de progression. Le Programme national Ponts mobilise des « moyens humains importants », reconnaît le rapport. Au total, 150 agents du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) et des « dizaines de bureaux d’études » sont mobilisés. Cependant, l’effort s’avère encore insuffisant puisque 33 % des communes seraient couvertes.
Pour obtenir gain de cause, le Sénat va prochainement légiférer sur le sujet. « L’ambition de la commission, c’est de présenter une proposition de loi avant la fin de l’année », précise Bruno Belin. L’idéal serait, d’après lui, de mettre en place ce fonds pérenne, avant le vote du budget. La loi devrait également définir un cadre juridique « pour faire face à ce chantier du siècle et planifier l’entretien et la réparation des ouvrages d’art dans la durée ». Le texte poserait enfin le principe d’une obligation de déclaration de la propriété d’un pont public, sur une plateforme dédiée.
« Il faut montrer que le Parlement a pris pleinement la mesure de l’enjeu, un enjeu de sécurité. Je ne veux pas qu’il y ait un seul pont Morandi en France », met en garde le sénateur de la Vienne.