Le vote par anticipation risque de ne pas être constitutionnel
Un amendement du gouvernement défend l’instauration du vote par anticipation, via des machines à voter pour la présidentielle. Mais en raison du « principe d’égalité », « il y a un doute, au regard de la constitutionnalité » selon le professeur Jean-Philippe Derosier. « Ça m’étonnerait que le Conseil constitutionnel laisse passer » estime aussi Didier Maus.

Le vote par anticipation risque de ne pas être constitutionnel

Un amendement du gouvernement défend l’instauration du vote par anticipation, via des machines à voter pour la présidentielle. Mais en raison du « principe d’égalité », « il y a un doute, au regard de la constitutionnalité » selon le professeur Jean-Philippe Derosier. « Ça m’étonnerait que le Conseil constitutionnel laisse passer » estime aussi Didier Maus.
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On ne parlera peut-être bientôt plus du jour J, pour la présidentielle. Mais du jour J-5 ou J-7. Celui du jour du vote par anticipation. On ne parle pas des Etats-Unis mais bien de la France. Dans le cadre de l’examen du projet de loi organique relatif à l’élection du président de la République, le gouvernement a déposé mardi au Sénat un amendement qui crée déjà la polémique, avant même son examen jeudi en séance. Il a pour objectif d’instaurer en France la possibilité pour la présidentielle d’un vote par anticipation via des machines à voter. Dès hier, la nouvelle a suscité une levée de boucliers d’une partie de l’opposition.

Au Sénat, le patron du groupe LR, Bruno Retailleau, par ailleurs potentiel candidat pour 2022, a dénoncé « une magouille politicienne » de « l’Elysée » (lire notre article). Surtout, ce mode de vote pose un certain nombre de questions sur le plan juridique. « Ça crée une rupture d’égalité car les gens habitant les villes pourraient avoir l’occasion de voter un mercredi, puis un dimanche » et pas les gens des zones rurales reculées, trop loin des quelques bureaux de vote anticipés, pointe Bruno Retailleau, qui se « demande même si c’est bien d’ordre constitutionnel ». Alors qu’en est-il ?

« Problème constitutionnel important »

L’argument mis en avant par Bruno Retailleau « peut se soutenir », selon Didier Maus, président émérite de l’Association française de droit constitutionnel. Mais le plus gros problème n’est pas là. « Ce qui me paraît beaucoup plus ennuyeux, c’est de permettre à des gens de voter avant que la campagne électorale ne soit terminée. Une campagne, c’est une accélération à la fin. Et dire qu’on n’attend pas obligatoirement la fin de la campagne pour voter me paraît un problème constitutionnel important » estime Didier Maus. S’agissant d’un projet de loi organique, le Conseil constitutionnel aura obligatoirement à se prononcer sur la validité juridique du texte. « Ça m’étonnerait qu’il laisse passer » estime le constitutionnaliste, « et voter par anticipation n’est pas du tout conforme à la tradition française ».

« Au regard de la constitutionnalité, il y a un doute » confirme Jean-Philippe Derosier, constitutionnaliste et professeur de droit public à l’Université de Lille. « Le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé sur le vote par anticipation en 2013. Il l’a validé pour l’élection des conseillers des Français de l’étranger. Mais c’est une élection particulière, où les électeurs doivent se rendre au poste consulaire. Ça concerne un nombre assez faible d’électeurs. Le Conseil l’a validé spécifiquement pour les Français de l’étranger. Mais on ne peut pas non plus extrapoler » souligne-t-il. « Ça se justifie au regard des circonstances très particulières qui sont celles des Français de l’étranger » résume Benjamin Morel, professeur de droit public, à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Mais pas pour l’ensemble des Français.

« Les électeurs ne sont pas placés sur le même pied d’égalité »

Si Jean-Philippe Derosier a « un doute sur la constitutionnalité », c’est en regard « du principe d’égalité, avec un impact sur la sincérité du scrutin ». « Avec le vote par anticipation, les électeurs ne sont pas placés sur le même pied d’égalité. Celui qui vote le lundi ne sera pas face aux mêmes informations que celui qui vote le mercredi ou le dimanche. Et si quelque chose est révélé, celui qui a voté le lundi ne pourra pas corriger son vote ». On a en tête l’exemple aux Etats-Unis de l’affaire des emails d’Hilary Clinton. Et en France, si l’affaire Fillon avait éclaté trois jours avant le premier tour, cela aurait-il modifié le vote des électeurs ayant voté par anticipation, si la mesure avait existé en 2017 ?

Voter par anticipation « impliquerait de décaler tout » par ailleurs : « La campagne officielle qui doit durer deux semaines pour tout le monde, et aussi la date des derniers sondages, si on considère qu’ils peuvent influencer l’électeur » souligne Benjamin Morel. Il ajoute : « Est-ce que le Conseil constitutionnel irait jusqu’à censurer ? Je ne sais pas, mais il aurait les arguments pour ».

« S’il n’y a plus de confiance dans le procédé électoral, tout explose »

Benjamin Morel estime qu’« il y a un danger, pas tant de fraude massive, mais de croyance en la fraude ». Il souligne qu’en Allemagne les machines à voter ont été interdites en raison de « la croyance nécessaire du citoyen dans la fiabilité du scrutin ». Il serait impossible pour les assesseurs de vérifier réellement la bonne tenue du vote. « Leur rôle serait remis en cause, il ne serait pas possible d’avoir un suivi continu des opérations » souligne Benjamin Morel. Il ajoute :

A un moment où ou on a une perte de confiance dans le processus démocratique, une montée des théories du complot, remettre en cause le fondement de cette adhésion au vote apparaît dangereux.

Un risque soulevé aussi par Jean-Philippe Derosier. « Déjà qu’en ces temps troublés, il n’y a plus une grande confiance dans les institutions, les élus, si en plus il n’y a plus confiance dans le procédé électoral, tout explose » craint le constitutionnaliste.

« Une modification des règles électorales à l’approche d’une échéance soulève des soupçons »

Le professeur de droit de Lille ajoute une autre difficulté, quant à la faisabilité. « Dans ses observations post élection de 2007, le Conseil constitutionnel a relevé que l’usage des machines à voter pose problème. On a moins de 70 communes autorisées à les utiliser, depuis un moratoire de 2007 qui a figé ce nombre. Or il y avait eu des files d’attente excessives et leur usage rompt le lien symbolique entre les citoyens et l’acte manuel du vote et le dépouillement ».

« Une modification des règles électorales à l’approche d’une échéance soulève des soupçons. Il aurait été plus judicieux de le faire après 2017. Or là, cette modification n’est pas à la marge, ce n’est pas un détail » s’étonne Jean-Philippe Derosier. Didier Maus pour sa part « ne comprend pas encore pourquoi on sort cet amendement maintenant et pas plus tôt. Ce n’est pas raisonnable. Il y a beaucoup de motifs pour que ça n’aille pas très loin. Je pense que c’est un ballon d’essai et que l’amendement ne sera pas retenu à la fin ».

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