« Les discours d’Emmanuel Macron du 6 août sont un rappel à l’ordre cinglant »

« Les discours d’Emmanuel Macron du 6 août sont un rappel à l’ordre cinglant »

Quatre jours après la visite du président français Emmanuel Macron, le 6 août à Beyrouth, la chercheuse Dima De Clerck analyse le rôle historique de la France au Liban et le soutien réel de Tripoli à Paris. « Les plus grands amis de la France font partie de cette oligarchie qui a régné depuis les années 1980 », dit-elle.
Public Sénat

Par Propos recueillis par Michael Pauron

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Dima de Clerck est chercheuse au Liban, spécialiste, notamment, des relations historiques entre la France et le pays du Cèdre. Elle est l'auteur avec Stéphane Malsagne de « Le Liban en guerre (1975-1990) » (éditions Belin). Durement touchée par la double explosion du 4 août au port de Beyrouth, qui a ravagé une partie de la ville, la scientifique a vu son appartement soufflé, son mari a été blessé. Elle a cependant accepté de répondre aux questions de Public Sénat.

 

La visite d'Emmanuel Macron, le 6 août, a-t-elle répondu aux attentes des Libanais ?

La visite d’Emmanuel Macron a certes été applaudie par une partie de la population libanaise, majoritairement chrétienne, en l’occurrence la population sinistrée de la partie Est de Beyrouth. Mais pas seulement. Celle-ci considère traditionnellement que la France court toujours au chevet du Liban pour le « sauver », même si, historiquement, elle arrive parfois un peu tard (en 1860, après les massacres de chrétiens, dans la montagne libanaise et à Damas), voire pas nécessairement pour les sauver (comme pendant la guerre du Liban entre 1975 et 1990).

L’appui politique de la France aux chrétiens du Liban n’est pas toujours au rendez-vous, mais de nombreux Libanais savent qu’ils peuvent compter sur la France pour l’aide humanitaire. Dans ce cas précis, au-delà de la dimension humanitaire, la présence sur place du président français (seul chef d’État à s’être déplacé), deux jours après la catastrophe du 4 août, est en soi considérée comme rassurante et génératrice d’espoir. La population, après toutes les épreuves qu’elle vient de subir, est prête à accepter ce paternalisme, perçu comme bienveillant.

Néanmoins, force est de constater que le ministère français des Affaires étrangères avait bien choisi le lieu du bain de foule. Le quartier de Gemmayzé est habité par des familles traditionnellement proches des Kataëb et des Forces libanaises (FL). Le président Macron était escorté par le parlementaire français Gwendal Rouillard, proche lui-même de la famille de l’ancien président de la République libanaise Amine Gemayel (1982-1988). Or les Kataëb et les FL ne représentent au parlement actuel qu’une frange minoritaire des chrétiens libanais, et encore moins l’ensemble de la population libanaise.

 

Ses propos et son attitude ont parfois été perçus comme une marque d'ingérence...

Emmanuel Macron est bel et bien le représentant de l’ancienne puissance coloniale mandatée par la Société des Nations sur le Liban (1920-1943). Et, en effet, cette visite a pu être considérée par certains comme le reflet d’une attitude hautaine et paternaliste qui laisse croire que la France peut s’ingérer directement dans les affaires libanaises.

D’aucuns aussi, proches de la mouvance communiste, le perçoivent comme le représentant des intérêts financiers internationaux. Lorsqu’Emmanuel Macron parle d’aider le peuple libanais à travers les institutions internationales et les ONG, ceci rappelle à de nombreux Libanais les temps sombres de la guerre et de l’après-guerre, quand les ONG étaient considérées comme des « nids d’espions » et des centres d’information pour toutes sortes de services étrangers.

En outre, de nombreux Libanais craignent aujourd’hui, plus que jamais, une internationalisation de leur pays, qu’a dénoncée d’ailleurs le président Michel Aoun au lendemain même des allocutions macroniennes. Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, avait au préalable, dans un de ses discours en 2018, mis en garde contre le risque d’internationalisation du Liban à partir d’une mainmise sur le port de Beyrouth, sur son aéroport international et sur les frontières terrestres du pays.

 

Qui sont en réalité les soutiens de la France au sein de la population ?

Lors des graves crises que le Liban a traversées depuis la fin de la guerre et qui l’ont de nouveau menacé d’éclatement (agression israélienne en 1996, assassinat de Rafic Hariri en 2005, autre agression israélienne en 2006, vacance présidentielle de 2014 à 2016), la diplomatie française n’a jamais caché ses sympathies pour le camp anti-syrien du « 14 mars », majoritairement composé de chrétiens, de sunnites et de druzes, mais n’a en revanche jamais rompu avec les chiites, dans les régions desquels se sont multipliés les centres culturels à la demande même des instances locales, pour enseigner la langue française.

Le relais sur les réseaux sociaux de vidéos et de messages montrant le prompt engagement et la générosité de la France et les commentaires qui l’accompagnent, prouvent que l’image est requinquée auprès de Libanais éprouvés, désespérés, enragés, las, sinistrés, en quête de réconfort et de soutien. Certains Libanais espèrent trop, malheureusement, d’une France impuissante à faire davantage compte tenu de ses propres contradictions.

Une pétition qui circule sur les réseaux sociaux « Place Lebanon under French mandate for the next 10 years » (« Placez le Liban sous mandat français pour les 10 prochaines années »), signée par plus de 70,000 personnes en 4 jours seulement, en majorité des chrétiens, mais pas seulement, est assimilée à une forme de boutade ou de révolte puisqu’il remet totalement en cause la souveraineté du Liban et le Pacte national de 1943.

Cette pétition, lancée par un Français ayant vécu au Liban, est certes utile aux autorités françaises puisqu’elle leur permet d’évaluer leur capital sympathie au pays du Cèdre. Mais il ne faut pas perdre de vue que si quelqu’un prenait l’initiative de créer une pétition pour demander de replacer le Liban au sein d’un néo-empire ottoman sous Erdogan, des dizaines de milliers de signataires originaires de Tripoli et du nord du pays seraient tout autant prêts à montrer leur allégeance à la Turquie.

En cette année centenaire de la création du Liban (1920), la polémique s’est installée dès septembre 2019, entre les « amoureux » de la France qui restent minoritaires au Liban et une population libanaise largement musulmane qui lui en veut depuis 100 ans d’avoir défait les troupes chérifiennes de Faysal, à Maysaloun, et empêché la formation d’un royaume arabe. Les célébrations pour le centenaire ont été annulées, officiellement pour cause de Coronavirus, une aubaine pour le pouvoir libanais qui y a vu une occasion en moins de créer des dissensions internes supplémentaires.

 

 

Depuis l'explosion, des émeutes secouent Beyrouth. Les manifestants demandent le départ de tout le gouvernement. Emmanuel Macron a promis aux Libanais « un nouveau Pacte politique »... L'influence de la France n'est-elle pas exagérée ?

La visite présidentielle française revêt une dimension éminemment politique au moment où le Liban connaît une catastrophe sans précédent, dans un contexte de très grave crise économique, sociale et politique, et alors qu'il lui est sans cesse demandé de naturaliser les réfugiés syriens et palestiniens, d’abandonner ses revendications sur une partie de sa Zone économique exclusive au profit d’Israël, et de mettre au ban politique une partie de sa population chiite que représente le Hezbollah libanais.

Ceci, à un moment, également, où la classe politique au pouvoir depuis plus de 30 ans, et issue des seigneurs de la guerre de 1975-1990, est de plus en plus honnie par la population, et accusée d’avoir spolié les richesses du pays et d’être incapable de conduire les réformes indispensables à l’octroi des aides financières internationales.

Le président français n’a pas été clair sur ce nouveau Pacte. Il y a fort à parier que l’oligarchie au pouvoir et passée depuis la « révolution » d’octobre de 2019 dans l’opposition au mandat du président Michel Aoun et au gouvernement actuel né de ce soulèvement, luttera griffes dehors pour récupérer sa mainmise sur le pays et résistera à toutes les tentatives de remise en cause de ses privilèges.

Par ailleurs, aucune communauté n’acceptera de voir ses positions au sein de l’État garanties par le Pacte national de 1943 reconsidérées et balayées par un nouveau pacte. Les pratiques clientélistes et la corruption sont profondément ancrées dans la société libanaise, jusqu’au point d’être institutionnalisée dans certains secteurs (notamment au sein du pouvoir judiciaire).

Pour une certaine frange de Libanais francophiles, majoritairement chrétiens mais pas seulement, la France conserve plus ou moins l’image de la Tendre mère (« al-umm al-hanoun ») protectrice, mais cette image a été entachée durant la guerre et est souvent employée ironiquement pour mettre surtout l’accent sur le fait que la France a lâché ses « amoureux » libanais. En réalité, Paris n’a plus aujourd’hui d’influence réelle sur le jeu libanais face au poids de l’axe Washington-Riad-Tel-Aviv d’une part, et de l’axe Damas-Téhéran d'autre part.

 

Quelle est la responsabilité historique de la France dans l'échec de la classe politique libanaise ?

La France a longtemps pris le parti d’adopter une realpolitik et de composer avec la classe politique existante, malgré ses imperfections, sans se soucier des réformes et sans en imposer à leurs interlocuteurs libanais. Par ses aides financières précédentes et les liens étroits établis avec l’ancien Premier ministre assassiné en 2005 Rafik Hariri, notamment, la France a largement contribué à la perpétuation du système politique libanais et à la corruption de ses dirigeants.

Les plus grands amis de la France aujourd’hui, en l’occurrence le chef du Parti socialiste progressiste et leader druze, Walid Joumblatt, et Saad Hariri, fils de Rafik Hariri, font partie de cette oligarchie qui a régné sur le Liban depuis la fin de la guerre, voire depuis les années 1980, et qui continue de s’accrocher à ses privilèges.

Mais en « promettant » aux Libanais sinistrés de Gemmayzé que l’argent de la France ira au peuple et non au pouvoir, à travers les ONG et les instances internationales, le président français signifie clairement la responsabilité première de l’oligarchie libanaise dans l’aggravation des problèmes du pays.

Les discours d’Emmanuel Macron du 6 août sont un rappel à l’ordre cinglant adressé en premier lieu au président Michel Aoun et au gouvernement en place depuis janvier 2020 et dirigé par Hassâne Diab. Rappel à l’ordre que le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves le Drian avait lancé précédemment à Beyrouth, mais aussi à partir de la France, en déclarant : « Aidez-nous à vous aider ».

La France sort ainsi de plus en plus d’une attitude de neutralité qu’elle s’était efforcée de conserver depuis des années, y compris pendant la guerre.

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