Chaque année, le rapport de l’ONG Oxfam sur les inégalités donne le vertige sur l’état de la répartition des richesses dans le monde. La mouture 2021, publiée ce lundi 25 janvier, ressemble aux précédentes : les plus riches ne connaissent pas la crise, malgré l’épidémie de covid-19. On parle ici des milliardaires les plus fortunés, parmi lesquels se trouve le Français Bernard Arnault. Il occupe une confortable troisième place, avec un patrimoine de 152 milliards d’euros fin 2020.
« La fortune des 1 000 milliardaires les plus fortunés, un petit groupe composé en grande majorité d’hommes blancs, a retrouvé son niveau d’avant la pandémie en seulement neuf mois. À titre de comparaison, suite à la crise financière de 2008, il avait fallu cinq ans pour que la richesse des milliardaires retrouve son niveau d’avant la crise », note le rapport de l’ONG britannique. Une situation qui s’explique par « l’essor des marchés boursiers ». Une hausse des cours que les bourses doivent « en grande partie à la réaction des banques centrales, qui se sont fortement mobilisées pour injecter des milliards de dollars dans les marchés boursiers afin d’éviter un krach ».
« Partout dans le monde, les ventes de jets privés ont explosé »
Les plus riches n’ont pas seulement effacé les pertes du début d’année. Ils se sont encore enrichis. Oxfam estime que les 10 personnes les plus riches au monde ont vu leur fortune augmenter de 540 milliards de dollars, soit 445 milliards d’euros, depuis le début de la pandémie… Rien qu’en France, les milliardaires ont suivi le même mouvement, puisqu’ils ont « gagné près de 175 milliards d’euros » sur la même période, soit deux fois le budget de l’hôpital public, « dépassant leur niveau de richesse d’avant la crise ».
Exemple qui devrait laisser songeurs les salariés d’Amazon : Jeff Bezos, PDG de l’entreprise, « aurait pu, avec les bénéfices réalisés entre mars et août 2020, verser une prime de 105.000 dollars à chacune des 876.000 personnes employées par Amazon dans le monde », calcule l’organisation. Et alors que « partout dans le monde, les ventes de jets privés ont explosé suite à l’interdiction des vols commerciaux », parallèlement, « des centaines de millions de personnes ont perdu leur emploi et sont confrontées au dénuement et à la faim ».
« On est au bout d’un système »
A gauche, on s’indigne évidemment des chiffres issus du rapport. « Ça peut devenir insupportable pour une grande partie de nos concitoyens » réagit Patrick Kanner, président du groupe PS du Sénat, pour qui « ce rapport est vraiment violent ». « Ça veut dire que les années se suivent et se ressemblent », ajoute de son côté Eric Bocquet, sénateur PCF du Nord, « on est dans un monde complètement dingue, on est au bout d’un système. Cette pandémie est révélatrice des insuffisances du modèle libéral », ajoute le communiste. « Ce système économique reste totalement fou, malgré la crise », confirme Sophie Taillé-Polian, sénatrice Génération. s, membre du groupe écologiste du Sénat, « on parlait d’un monde d’après, on est vraiment toujours dans le même monde ».
D’après le rapport, le pays suit donc le mouvement global. « La France est la troisième plus forte progression, après les Etats-Unis et la Chine. Ça montre que nous avons un système structurellement favorable aux plus riches de nos concitoyens et cela a été renforcé par les décisions de début du mandat d’Emmanuel Macron », qui a supprimé l’ISF et créé la Flat tax, selon Patrick Kanner. « C’est la fameuse phrase de François Hollande. « Macron, ce n’est pas le Président des riches, c’est le Président des très riches ». Et ça se confirme », ajoute le sénateur PS du Nord. L’ancien ministre ajoute :
Il n’y a pas de ruissellement en faveur des plus défavorisés. Les inégalités sont encore plus fortes qu’au début du quinquennat Macron.
« Il y a urgence à redéfinir un équilibre dans la répartition des richesses »
« On est au-delà de l’indécence avec ces chiffres, le temps des remises en question est plus vrai que jamais », lance Eric Bocquet, qui en appelle à des « mesures exceptionnelles de taxation du patrimoine, des dividendes et des grosses fortunes. L’argent existe dans les paradis fiscaux. Comme a dit le juge Renaud van Ruymbeke, il est à nos portes », souligne celui qui avait été rapporteur d’une commission d’enquête du Sénat sur l’évasion fiscale.
Il faudrait « un nouvel impôt sur la fortune et la suppression de la flat tax », demande Patrick Kanner. Mais « le gouvernement ne veut pas augmenter les impôts » constate pour sa part Sophie Taillé-Polian. « Mais il devrait entendre qu’il y a urgence à redéfinir un équilibre dans la répartition des richesses », ajoute la sénatrice du Val-de-Marne, qui évoque aussi la taxation « des grands patrimoines, lors des transmissions, mais à partir d’un seuil. Il ne s’agit pas de viser les classes moyennes ».
« Il y a quelque chose d’immoral et d’amoral. Il y a une régulation qui ne s’opère pas »
A droite aussi, les chiffres du rapport d’Oxfam ne laissent pas indifférent. « L’écart entre les plus riches et plus pauvres s’agrandit. Il y a quelque chose d’immoral et d’amoral. Il y a une régulation qui ne s’opère pas. A titre personnel, je le déplore et le regrette », estime Jean-François Husson, sénateur LR et rapporteur général de la commission des finances du Sénat. « Ça démontre aussi qu’il y a un dysfonctionnement dans nos économies, dans l’appropriation des richesses à l’échelle de la planète. La mondialisation n’opère pas de redistribution entre riches et pauvres, ni entre pays » ajoute le sénateur de la Meurthe-et-Moselle, selon qui « on a une obligation de repenser nos modèles de développement économique. C’est la richesse, mais aussi le développement social et les enjeux écologiques ».
« Je ne suis pas un ennemi de la création de richesse, je pense que le modèle libéral est celui qui a apporté le plus », tempère Jean-François Husson, « mais il faut remettre des règles, de la régulation et de la morale ». Le rapporteur LR du Budget rappelle que lors de l’examen du projet de loi de finances 2021, il a proposé une « contribution exceptionnelle sur la vente à distance », soit Amazon (lire ici). Idée « rejetée par le gouvernement ». Jean-François Husson pense lui aussi au problème de « la fraude fiscale ». Bref, il craint à terme « un cocktail explosif » pour nos sociétés.
« On va se retrouver dans une situation extrêmement tendue »
Le gouvernement, qui a répondu à la crise économique, pourrait-il vouloir changer cet état de fait ? Les sénateurs n’y croient pas. Eric Bocquet souligne « qu’au printemps dernier, c’était le quoi qu’il en coûte », « tout le monde s’est affranchi de ses propres règles, y compris la BCE. Il y avait le feu dans la maison. Donc pour éviter un effondrement complet, il n’y a pas eu d’autre choix que d’injecter de l’argent dans l’économie ». Mais « en fin d’année, on a vu apparaître la création d’une commission chargée de réfléchir à la gestion des finances publiques. On sait d’avance les conclusions : ce sera réduction des dépenses publiques et réforme des retraites », craint Eric Bocquet. Il ne compte pas sur le chef de l’Etat pour changer quoi que ce soit :
Emmanuel Macron est de ce monde-là. Il est en mission pour s’attaquer au modèle social français depuis le début du quinquennat.
« L’impôt ne sert plus de régulateur, on est dans une société débridée. Et les pauvres sont absents du plan de relance, comme les jeunes. Le gouvernement a dit non à notre proposition d’un RSA jeune (lire ici) » note Patrick Kanner, qui ne cache pas être « très inquiet », car « il y a eu les Gilets Jaunes mais la colère est encore là ». « On peut avoir en fin de quinquennat des mouvements sociaux », pense le socialiste, « on va se retrouver dans une situation extrêmement tendue ».