Liberté d’expression : de Jean Genet aux rappeurs, ces artistes qui ont agité le débat politique

Liberté d’expression : de Jean Genet aux rappeurs, ces artistes qui ont agité le débat politique

Si le principe fondamental de la liberté d’expression a toujours fait l’objet d’un consensus au Parlement sous la Ve République, des débats autour de ses limites et de ses atteintes ont parfois animé les hémicycles, notamment autour de la liberté de création artistique, de Jean Genet à NTM. Nouvel épisode de notre série pour tout savoir sur cette liberté fondamentale.
Simon Barbarit

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C’est un scandale qui annoncera les évènements de mai 1968. Deux ans plus tôt le théâtre de l’Odéon joue une pièce de Jean Genet, Les Paravents. L’œuvre dresse un portrait peu flatteur de l’armée française durant la guerre d’Algérie. 15 jours après la première représentation, la pièce déchaîne les passions et conduit à des violences au sein même du théâtre. Les anciens combattants d’Algérie et d’Indochine y voient une atteinte à la morale et une insulte à l'armée. Devant le théâtre de l’Odéon, des militants de l’UNEF, parmi lesquels Daniel Cohn Bendit viennent protéger la représentation face au groupe d’extrême droite l’Occident dont certains de ses membres, Gérard Longuet ou Alain Madelin, feront par la suite un autre chemin en politique.

« La liberté n'a pas toujours les mains propres »

Le débat s’immisce à l’Assemblée nationale lors de la discussion des crédits des affaires culturelles. Des députés s'élèvent contre la création de cette pièce dans un théâtre subventionné et demandent la suppression de la subvention. L’occasion pour André Malraux, ministre d'État chargé des affaires culturelles, qui pourtant n’appréciait pas la pièce, de prononcer un discours célèbre le 26 octobre 1966. « La liberté, Mesdames, Messieurs, n'a pas toujours les mains propres ; mais quand elle n'a pas les mains propres, avant de la passer par la fenêtre, il faut y regarder à deux fois (…) Ce que vous appelez de la pourriture n'est pas un accident. C'est ce au nom de quoi on a toujours arrêté ceux qu'on arrêtait (…) ce qui est certain, c'est que l'argument invoqué : « cela blesse ma sensibilité, on doit donc l'interdire », est un argument déraisonnable. L'argument raisonnable est le suivant : cette pièce blesse votre sensibilité. N'allez pas acheter votre place au contrôle ».

La dernière tentation du Christ : un « film tendant à discréditer les fondements mêmes de la foi chrétienne »

Dans les années 80, la sortie du film de Martin Scorsese, « La dernière tentation du Christ » entraîne peu ou prou les mêmes débats au Parlement. Sorti en salle en 1988, le film provoque la réaction de catholiques intégristes qui jugent l’œuvre blasphématoire. Un attentat à la bombe dans un cinéma de Saint Michel à Paris fait 14 blessés dont quatre graves. Cinq personnes, dont certains proches de l'église de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, seront condamnées. Au Sénat, le centriste Jean Colin avait interpellé le ministre de la Culture de l’époque, François Léotard, lui faisant part de la « très vive émotion de nombreuses personnes, choquées dans leurs plus intimes convictions en apprenant que le contribuable français, à travers la subvention très élevée accordée par les services ministériels, apporte son concours à la réalisation du film de Martin Scorsese « la Dernière Tentation du Christ », ce film tendant à discréditer les fondements mêmes de la foi chrétienne ».

Politiques et rappeurs : 25 ans d’affaires

Depuis l’avènement en France de ce genre musical, on ne compte plus les affaires qui opposent rappeurs et politiques. Dès 1995, le ministre de l’intérieur, Jean-Louis Debré, poursuit le groupe Ministère A.M.E.R pour « provocation au meurtre ». Le titre phare de la bande originale du film « La Haine, « Sacrifice de poulets », mais surtout plusieurs interviews des membres du groupe, ont provoqué la colère des syndicats de policiers et du ministre. Le groupe est reconnu coupable et verse une amende de 250 000 francs.

De cette première affaire en découlent bientôt beaucoup d’autres. Le groupe NTM est condamné également pour propos outrageants envers la police. En 2002, à peine arrivé place Beauvau, Nicolas Sarkozy ne parvient pas à faire condamner pour « diffamation publique » Hamé, le leader du groupe La Rumeur qui affirme que « les rapports du ministère de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun assassin n'ait été inquiété ».

François Grosdidier contre les rappeurs

En 2005, au moment des émeutes qui touchent bon nombre de banlieues françaises, le député UMP François Grosdidier convainc 152 députés et 49 sénateurs de son parti de s'associer à une plainte « pour incitation au racisme » visant plusieurs groupes de rap. La plainte est rejetée. Le député UMP de Moselle ne se décourage pas et dépose, quelques mois plus tard, une proposition de loi visant à punir un nouveau « délit d'atteinte à la dignité de l'État et de la France » d’un an d’emprisonnement de 45000 euros d’amende. « Les groupes mis en cause sont systématiquement relaxés ou condamnés à des peines symboliques, des associations de protection contre le racisme restent passives face au racisme anti-blanc » estime-t-il. Le texte ne sera jamais voté.

Manuel Valls voulait « lutter contre les paroles agressives à l'encontre des autorités »

En 2013, le ministre de l’Intérieur socialiste, Manuel Valls est interpellé sur ce sujet par la sénatrice centriste, Nathalie Goulet, lors des questions au gouvernement. Tout en reconnaissant que « le rap fait partie de notre culture urbaine » et sans « mettre en cause la liberté d'expression et la créativité », Manuel Valls indique vouloir « lutter contre les paroles agressives à l'encontre des autorités ou insultantes pour les forces de l'ordre et les symboles de notre République ».

Les polémiques se suivent et se ressemblent. Ces derniers mois, les textes des rappeurs Freeze Corleone ou Nick Conrad provoquent toujours l’indignation d'une partie de la classe politique française.

2016 : « La création artistique est libre »

« La création artistique est libre », c’est l’article majeur de la loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, adoptée en 2016. « Cette phrase a du sens, même si je considère, pour ma part, que la liberté de création est intégrée dans la liberté d’expression » estime le rapporteur LR du texte au Sénat, Jean-Pierre Leleux. « L'article 1er est une consécration législative de la liberté de création et de la spécificité de la démarche artistique. C’est bien en cela qu’il y a une distinction avec la liberté d’expression » répond Fleur Pellerin, alors ministre de la Culture.

L’opportunité de légaliser la liberté de création qui, pour certains, est indissociable de la liberté d’expression anime les débats dans les deux assemblées.

Au moment de la présentation de son texte à la presse, la ministre justifie cet article 1 : « Face aux entorses répétées dont elle a fait l’objet, aujourd’hui plus qu’hier, il est en effet de notre responsabilité de graver cette liberté dans le marbre de la loi (…) Une nécessité dans la France de l’après-Charlie ».

Le contexte est également marqué par des dégradations de plusieurs œuvres d’art. Dans le jardin du château de Versailles, la sculpture « le vagin de la reine » d’Anish Kapoor a été taguée à plusieurs reprises en 2015. « Après la liberté d’expression, après la liberté de conscience, après la liberté de la presse, voilà que nous nous apprêtons à instituer la liberté de création » se félicite alors Fleur Pellerin.

Jusqu’en 1994, la liberté de création comme la liberté d’expression peuvent être limitées par le délit d’outrage aux bonnes mœurs, abrogé par la réforme du code pénal. Les autres limites posées à la liberté d’expression (voir notre article) s’appliquent à la liberté de création au gré des jurisprudences. L’article 1 de la loi de 2016 se veut le plus sobre possible afin d’éviter toute récupération politique de l’art : « La création artistique est libre ». Une phrase à l’image de l’article 1 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse : « L'imprimerie et la librairie sont libres ».

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