Logistique vaccinale, déontologie, missions : McKinsey sous le feu des questions de la commission d’enquête du Sénat

Logistique vaccinale, déontologie, missions : McKinsey sous le feu des questions de la commission d’enquête du Sénat

Deux directeurs associés du cabinet de conseil, à qui le gouvernement a fait appel pour la logistique de la campagne de vaccination contre le covid-19, ont été auditionnés au Sénat. Les sénateurs les ont interrogés sur la nature des missions conduites, gratuites ou facturées plusieurs centaines de milliers d’euros, ou encore sur de potentiels liens avec la campagne présidentielle de 2017.
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« Pour rire ou pas, pouvez-vous nous dire pourquoi vous êtes surnommé la Firme ? » L’ultime question posée lors d’une audition au Sénat ce 18 janvier, par la sénatrice communiste Éliane Assassi, n’était peut-être pas anticipée par les deux directeurs associés de McKinsey France. Inattendue, la conclusion de la rapporteure de la commission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil est suivie de quelques petites secondes de silence. Karim Tadjeddine, responsable du secteur public auprès de la succursale française de ce cabinet américain de conseil, tente un élément d’explication. « Je pense que les débats qu’il y a aujourd’hui montrent qu’il y a besoin d’être beaucoup plus pédagogique, explicatif, dans le type de prestations que nous faisons auprès des acteurs publics, que nous expliquions ce que faisons, et ce que nous ne faisons pas, que nous soyons clairs. » Durant plus d’une heure et demie, des questions-réponses ont opposé les parlementaires aux deux représentants de McKinsey.

Il y a un an, le grand public découvrait le nom de cette société centenaire, à laquelle l’Etat a choisi d’avoir recours. Le site d’information Politico révélait que le gouvernement avait fait appel à McKinsey pour l’épauler dans l’organisation logistique de la campagne vaccinale contre le covid-19, qui n’en était alors qu’à ses balbutiements. McKinsey est devenu synonyme d’un phénomène bien plus large. L’appel à des consultants privés dans la sphère publique s’est accéléré ces dernières années, et la commission sénatoriale aimerait y voir clair sur l’étendue du phénomène, et sur les causes de ce recours croissant, qui pose des enjeux déontologiques.

« J’invite McKinsey à la transparence » : le rappel à l’ordre du président Arnaud Bazin

L’audition, sous serment, n’a pas commencé sous les meilleurs auspices. Le président de la commission doit rappeler à l’ordre l’entreprise, qui a retourné un questionnaire incomplet. La contribution écrite porte par exemple sur trois années d’activités de McKinsey, alors que les sénateurs exigeaient un historique sur dix ans. « J’invite McKinsey à la transparence », fait savoir Arnaud Bazin (LR). De nouveaux documents seront à envoyer à la commission.

Avant que ne fusent les premières questions, l’un des deux directeurs associés, Karim Tadjeddine, détaille les missions de ses consultants, et surtout, dresse la liste de celles qui n’en sont pas. Pas de « délégation durables de missions », pas de participation à la rédaction de projets de loi ou de textes réglementaires, pas de conseil juridique, pas de lobbying ou d’audit externe.

« Nous intervenons uniquement en accompagnement des responsables publics exécutifs », explique-t-il, ajoutant que leurs outils d’analyses viennent « aider » à la prise décision, mais qu’ils ne s’y substituent pas. Le sénateur Arnaud Bazin se demande si McKinsey a joué un rôle dans les arbitrages de la stratégie vaccinale, notamment en excluant au début le modèle des grands vaccinodromes, sur le modèle de la grippe H1N1 de 2009. Thomas London, responsable du pôle santé publique à McKinsey France, répond par la négative. « Nous n’avons pas eu de rôle dans la définition de la stratégie vaccinale en tant que telle ».

Selon ce consultant, McKinsey a dû prêter main-forte à la « taskforce ministérielle » pour donner « très rapidement » aux services du gouvernement des « schémas logistiques » et des « outils de pilotage », afin de gérer la logistique vaccinale et coordonner l’action de 250 000 professionnels sur le terrain. « Il faut avoir en tête que concevoir une telle infrastructure opérationnelle dans des délais aussi courts, c’est un enjeu auquel une administration n’est confrontée que de manière très épisodique », considère Thomas London. Un an plus tard, il juge que les objectifs « ambitieux » ont été « atteints ». Voici pour la mission commandée en novembre 2021.

Agent de liaison, tour de contrôle : des interrogations sur la multiplication des fonctions de coordination

D’autres ont suivi. Le président Arnaud Bazin demande des éclaircissements sur d’autres missions opérées par McKinsey, à partir de janvier 2021, comme la mise en place d’une « tour de contrôle stratégique » à Santé publique France, pour un montant de 605 000 euros. Thomas London évoque le besoin d’appuyer des « travaux de coordination extraordinairement intenses », dans un contexte de ressources humaines tendues chez l'agence Santé publique France. Le sénateur s’interroge alors sur le rôle exact de « l’agent de liaison » de McKinsey, mis à disposition du ministère de la Santé comme de Santé publique France, pour une facturation de 170 000 euros. « Vous ne pensez pas qu’il y a au sein de notre administration des fonctionnaires qui pourraient assurer cette mission ? » renchérit la rapporteure Éliane Assassi. Thomas London rappelle le « contexte de tension » sur les équipes en place et tient à souligner que son cabinet a « systématiquement travaillé à développer les compétences » des équipes de l’administration.

Son homologue du pôle secteur public de McKinsey résume la valeur ajoutée de son entreprise à celle d’un appui « temporaire ». « Le recours à un cabinet de conseil ne traduit ni un défaut de compétence, ni une faiblesse d’un responsable ou d’une organisation […] La complémentarité est un principe d’action majeur pour nous, l’apport se fait toujours en appui des structures publiques, jamais en substitution », affirme-t-il. Avec 35 000 collaborateurs dans le monde, dont 600 en France, McKinsey serait l’un de ces acteurs capables d’offrir rapidement des expertises spécialisées en grand nombre. « Répondre à une crise nécessite de pouvoir mobiliser du jour au lendemain des équipes larges et pluridisciplinaires », ajoute-t-il.

Travaux pour l’Education nationale et la Caisse d’assurance vieillesse

A deux reprises, Éliane Assassi exhume deux missions, en dehors du champ de la santé, en prenant soin à chaque fois d’insister sur le montant. « Vous avez obtenu un contrat d’un montant de 496 800 euros pour, je cite, évaluer les évolutions du métier d’enseignant. Vous pouvez nous dire à quoi a abouti cette mission ? » Karim Tadjeddine indique que McKinsey a répondu au ministère de l’Education, dans le cadre d’un contrat-cadre de la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP). Il s’agissait d’accompagner cette dernière dans l’organisation d’un séminaire programmé pour février 2021, et de réaliser des études comparatives sur les systèmes éducatifs en Europe.

Vingt minutes plus tard, la rapporteure aborde cette fois une prestation d’appui à la préparation d'une potentielle réforme des retraites en 2019 auprès de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV). Montant : 920 000 euros. « Quel était le rôle de McKinsey ? » demande-t-elle, alors que la réforme a fait les frais de la crise sanitaire. « Elle a permis de dégager un certain nombre d’aménagements dans l’organisation, au-delà de la préparation d’une réforme », précise Thomas London. Sur la question des prix des interventions, Karim Tadjeddine indique que les prix facturés à la sphère publique sont en moyenne « de l’ordre de 15 à 30 % inférieurs » aux prix pratiqués pour les clients privés.

La question des conflits d’intérêts et des questions relatives à la déontologie forment aussi une trame importante de l’audition. S’agissant des passages entre le public et le privé, le mouvement reste extrêmement limité, à en croire le cabinet. « Sur 600 collaborateurs, seuls 7 ont une expérience dans le public de plus de deux ans », note Karim Tadjeddine. Dans le sens inverse, une proportion équivalente, seulement 1 % s’est dirigé dans le secteur public.

Un message envoyé de la boîte mail professionnelle à l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron

Karim Tadjeddine revient aussi longuement sur la pratique des projets « pro bono », c’est-à-dire non rétribués. « Ces missions sont rares », affirme-t-il, et vont de l’appui à un musée, à la candidature de la France pour les Jeux Olympiques 2024, en passant par l’évènement Tech for Good (« la technologie pour le bien ») organisé à l’Elysée. « La question du sens et de notre impact social est essentielle », explique le consultant. Dans ces missions bénévoles, des clauses dans les contrats précisent que le cabinet « ne peut bénéficier d’aucun traitement préférentiel dans un appel d’offres futur ». C’est également sous cette forme de contrat, qu’est intervenu McKinsey en 2008 et 2010 dans le cadre de la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par Jacques Attali. Selon Karim Tadjeddine, McKinsey a « accompagné les travaux de la commission », au même titre que d’autres cabinets, comme Accenture ou Capgemini.

La question de la frontière avec le monde politique, et notamment l’actuelle majorité, est aussi évoquée. « Nous ne servons pas des personnalités ou des partis politiques, c’est interdit dans nos statuts », tranche Karim Tadjeddine. La centriste Nathalie Goulet mentionne les articles de presse selon lesquels une vingtaine de salariés de McKinsey auraient participé à la campagne d’Emmanuel Macron de 2017. « Il y a des liens assez forts entre votre cabinet et la campagne présidentielle », constate la sénatrice de l’Orne. « En tant qu’employeur, je ne suis pas habilité, ne serait-ce que demander à une personne si elle exercice des activités ou une implication politique », répond Karim Tadjeddine. Ces engagements relèvent du « registre individuel » selon lui, et ne peuvent « en aucune manière utiliser les ressources collectives de l’entreprise ».

A titre personnel, Karim Tadjeddine confie qu’en dehors de l’entreprise, il s’est engagé sur le terrain associatif, mais pas seulement. « J’ai pu avoir aussi des activités à titre strictement personnel de nature politique », ajoute-t-il. Éliane Assassi lui demandera en fin d’audition s’il a bien utilisé son adresse e-mail professionnelle pour communiquer avec l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron durant la campagne de 2017, comme l’ont révélé les MacronLeaks. « C’était une erreur d’usage professionnel. C’était une erreur d’utiliser le mail qui a donné lieu à une suite interne. »

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