Un sacré coup de ciseaux. Ce jeudi, le Conseil constitutionnel a confirmé le sentiment de l’exécutif qui anticipait une large censure de la loi immigration. 40 % du texte est tombé sous la censure des Sages de la rue Montpensier. Il s’agit de la deuxième décision la plus longue rendue par cette institution, après celle concernant la loi de programmation de la justice, en 2019.
Dans le détail, le juge constitutionnel a examiné 49 articles sur les 86 que compte le texte. Il a censuré totalemment ou partiellement 35 articles, dont la plupart sont des ajouts de la majorité sénatoriale de droite et du centre. Cette censure vise 32 dispositions sans rapport direct avec le texte initial, les fameux « cavaliers législatifs », définis à l’article 45 de la Constitution.
Sont concernés :
- La création du délit de séjour irrégulier qui rétablissait une double peine,
- Toutes les mesures relatives au durcissement des conditions du regroupement familial, le conditionnement du versement des allocations familiales à cinq ans de résidence sur le territoire contre six mois actuellement
- L’instauration d’une « caution retour » pour les étudiants étrangers, ou encore les modifications apportées au Code civil sur le droit de la nationalité, telle que la fin de l’automaticité du droit du sol, ou la déchéance de nationalité après une condamnation pour « homicide volontaire commis sur toute personne dépositaire de l’autorité publique ».
Les mesures de régularisation dans les secteurs en tension restent en place
À noter que l’article sur les régularisations de travailleurs sans-papiers dans les métiers en tension, qui avait conduit à un bras de fer entre la droite sénatoriale et la majorité présidentielle, ne bouge pas. Bien que largement détricoté au cours du débat parlementaire, il ne faisait l’objet d’aucune saisine.
Concernant les obligations de quitter le territoire, (OQTF), le législateur a voulu simplifier leur régime, en supprimant les protections dont disposent certaines catégories d’étrangers dans le droit actuel. Cette mesure, portée au Sénat par Bruno Retailleau, le président du groupe LR, a été validée, car les garanties apportées restent suffisantes aux yeux du Conseil constitutionnel. En effet, l’administration devra toujours tenir compte de la durée de présence de l’étranger sur le territoire national, de ses liens avec la France, et de considérations humanitaires.
Pas de débat sur les quotas migratoires
Un autre apport du Sénat, l’article 1er, qui prévoit la tenue d’un débat annuel au Parlement afin de fixer des quotas migratoires pluriannuels, a été censuré partiellement au fond, car il empiète sur la séparation des pouvoirs. « Une telle obligation pourrait faire obstacle aux prérogatives que le Gouvernement ou chacune des assemblées, selon les cas, tiennent de la Constitution pour la fixation de l’ordre du jour », rappelle le Conseil dans son communiqué. La constitutionnalité des quotas n’a pas été examinée puisque cette partie de l’article est tombé.
En revanche, le Conseil a jugé conforme à la Constitution la disposition qui prévoit la remise d’un rapport sur l’immigration destiné à assurer l’information du Parlement.
Autre censure de fond : l’article 38, qui permet aux autorités de relever, sans son consentement, les empreintes digitales d’un étranger en situation irrégulière. Le juge constitutionnel a estimé qu’il s’agissait d’une atteinte aux libertés individuelles, sans garanties juridiques suffisantes, comme l’autorisation du procureur.
Les doutes de l’arbitre constitutionnel
Enfin, le Conseil constitutionnel émet deux réserves d’interprétation, sur les articles 14 et 42. L’article 14 prévoit une expérimentation sur un nouveau dispositif d’examen de la demande de titre de séjour. Les Sages ont estimé que l’administration, pour que le dispositif fonctionne, devait informer loyalement l’étranger des justificatifs qu’il doit fournir. Or, la loi ne le dit pas. Sans cette exigence, la neutralité de l’examen pose question.
L’article 42, qui allonge le régime de l’assignation à résidence, soulève également des interrogations sur sa constitutionnalité. Le renouvellement d’année en année, au-delà d’un an, de l’assignation à résidence en accroit la rigueur. L’autorité administrative devrait donc retenir des lieux d’assignation tenant compte, notamment, du droit de l’étranger à mener une vie familiale, ce qui n’est pas prévu par la rédaction du texte.
Un jeu de marchandages avec la droite
Pas moins de quatre saisines avaient été déposées auprès de l’arbitre constitutionnel contre ce texte, adopté par le Parlement le 19 décembre : deux issues des députés et sénateurs de gauche, une saisine de Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, et une troisième dite « blanche », plus rare, adressée par le président de la République. Cette dernière trahit le malaise soulevé par cette loi au sein de la majorité, jusque dans les rangs de l’exécutif, alors que la droite a réussi, lors du parcours législatif, à prendre la main sur les débats et à considérablement durcir le projet défendu par Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur. Privé de majorité absolue à l’Assemblée, et souhaitant éviter un recours au 49.3, le gouvernement avait fermé les yeux sur de nombreux ajouts pour obtenir les voix de la droite, tout en sachant que des pans entiers du texte risquaient d’être invalidés par le Conseil constitutionnel.
Désormais, deux options s’offrent au président de la République : promulguer la loi censurée, ou soumettre le texte amputé à une nouvelle délibération, mais « le problème des cavaliers se représentera », souffle-t-on du côté du Conseil constitutionnel.
Simon Barbarit & Romain David