Loi immigration : pourquoi Laurent Fabius reproche à l’exécutif de politiser le Conseil constitutionnel ?

A quelques jours de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi immigration, son président, Laurent Fabius, a fermement rappelé au chef de l’Etat le rôle de la plus haute juridiction du pays. L’aveu par l’exécutif de dispositions potentiellement inconstitutionnelles dans le texte, est mal passé du côté de la rue de Montpensier.
Simon Barbarit

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Lundi, alors que toute l’attention était braquée sur le nom du futur Premier ministre, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius rappelait à Emmanuel Macron de façon pour le moins inhabituelle une leçon élémentaire de droit public. Lors des traditionnels vœux de l’exécutif à la plus haute juridiction, le président du Conseil a indiqué qu’au cours de l’année écoulée, les 9 sages avaient été « frappés par une certaine confusion chez certains entre le droit et la politique », soulignant que le rôle du Conseil constitutionnel est, « quel que soit le texte dont il est saisi, de se prononcer en droit ».

L’examen chaotique du projet de loi immigration a donc laissé des traces dans les relations institutionnelles entre les pouvoirs exécutif et judiciaire. A tel point que Laurent Fabius, soumis à une obligation de réserve, a glissé un avertissement au chef de l’Etat. « Dans un régime démocratique avancé comme le nôtre, on peut toujours modifier l’état du droit mais, pour ce faire, il faut toujours veiller à respecter l’État de droit ».

Pour ceux qui n’ont pas suivi les débats parlementaires, cette phrase peut sembler sibylline. Elle fait pourtant clairement référence à un argument avancé par plusieurs membres de l’exécutif, en premier lieu, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin et Emmanuel Macron.

Déterminé à faire voter un texte sur l’immigration, le gouvernement avait dû céder aux exigences de la droite en position de force lors de la réunion de la commission mixte paritaire. Le projet de loi adopté à l’Assemblée nationale, non sans fragiliser la majorité présidentielle, avait été considérablement durci. Au point de satisfaire les députés RN et sa présidente Marine Le Pen qui s’empressait d’évoquer « une victoire idéologique » de son camp.

« Ce qui est nouveau, c’est un gouvernement qui se défausse sur le Conseil constitutionnel »

Fataliste, lors de la lecture des conclusions de la commission mixte paritaire au Sénat, le ministre de l’Intérieur percevait une porte de sortie. « Bien sûr, il y a encore des questions autour de ce texte. […] Des mesures sont manifestement contraires à la Constitution. Le Conseil constitutionnel fera son office, mais la politique, ce n’est pas être juriste avant les juristes ».

Le lendemain sur France 5, le chef de l’Etat abondait en annonçant une saisine du Conseil constitutionnel. Je pense qu’il y a des dispositions qui ne sont pas conformes à la Constitution ».

« On peut comprendre l’irritation de Laurent Fabius. Que des dispositions inconstitutionnelles soient adoptées par le législateur, cela peut arriver. Et le rôle du Conseil constitutionnel est de vérifier leur conformité à la Constitution. En revanche, ce qui est nouveau, c’est un gouvernement qui se défausse sur le Conseil constitutionnel pour faire le ménage dans les dispositions controversées politiquement et qu’il ne souhaite pas garder dans le texte. Ce faisant il rend le Conseil constitutionnel complice de sa duplicité. Les membres du gouvernement doivent au minimum faire preuve des diligences nécessaires pour faire adopter des textes qui ne sont pas contraires à la Constitution », observe Mathieu Carpentier, professeur de droit public.

« Le Conseil constitutionnel (n’est) ni une chambre d’écho des tendances de l’opinion, ni une chambre d’appel des choix du Parlement, mais le juge de la constitutionnalité des lois », a d’ailleurs précisé Laurent Fabius s’opposant à quelque rôle politique qu’y pourrait être attribué à cette juridiction.

Invité de Public Sénat dans l’émission « Au bonheur des livres », Laurent Fabius persiste et signe. « Pour ce qui concerne la politique, il y a des personnalités qui ont été élues pour ça et qui font leur travail. Mais, nous, nous n’avons pas à entrer là-dedans ».

Rappelons que Laurent Fabius n’a pas été le seul à émettre des critiques sur l’attitude de l’exécutif. Pour la rentrée de l’Académie des sciences morales et politiques, sur le thème de la justice, l’académicien François Sureau a tancé l’attitude « insensée » du ministre de l’Intérieur et ses propos prononcés « benoîtement dans un pays censément régi par l’Etat de droit ».

« Une tendance chez les politiques à considérer le Conseil constitutionnel comme une forme d’échappatoire »

Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’Université de Lille relève « une tendance chez les politiques à considérer le Conseil constitutionnel comme une forme d’échappatoire. La décision du Conseil sur la réforme des retraites a pu être perçue par les groupes de gauche comme une occasion manquée de raffermir son rôle. Même si sa décision n’était finalement pas surprenante au regard de sa jurisprudence traditionnellement plus favorable à l’exécutif qu’au Parlement ». Pour mémoire, les partis de gauche auteurs de la saisine sur la réforme des retraites contestaient, entre autres, le véhicule législatif utilisé par le gouvernement : un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale.

« Que la saisine soit politisée et corresponde à des arrière-pensées, c’est évident. Ce n’est pas pour les beaux yeux de la Constitution que les parlementaires saisissent le Conseil, mais pour abattre leur dernière carte. Mais lors de la réforme des retraites, l’exécutif n’a jamais dit que certaines dispositions seraient potentiellement inconstitutionnelles, ni qu’il ne souhaitait pas que certaines d’entre elles entrent en vigueur », rappelle Mathieu Carpentier.

En relevant le risque d’inconstitutionnalité de certaines dispositions de la loi immigration, le respect des bonnes pratiques démocratiques aurait dû conduire le gouvernement à deux choix : soit renoncer à son projet de loi, soit poursuivre la navette parlementaire après un désaccord en commission mixte paritaire.

« Il n’y a pas de problème avec la déclaration de Gérard Larcher »

Sur TF1, Gérard Larcher le président du Sénat a salué les propos de Laurent Fabius, en rappelant que le 25 janvier prochain, date de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi immigration, « si certains articles sont censurés […] si cela touche l’essence même de la maîtrise des politiques migratoires, il faudra modifier la Constitution ».

Des propos qui ont choqué à la gauche du Sénat. « La Haute Assemblée est désormais captée par une seule force politique qui en fait le laboratoire de son Orbanisation. Le glissement vers l’illibéralisme se fait ici par la parole du Président Larcher qui défie le Conseil constitutionnel », s’est offusqué le sénateur écologiste, Thomas Dossus.

« En l’espèce, il n’y a pas de problème avec la déclaration de Gérard Larcher. Le pouvoir constituant est souverain. Et le Conseil constitutionnel n’est pas le constituant, il est l’interprète de la Constitution », estime Mathieu Carpentier.

« Il ne me semblerait toutefois pas opportun de réviser la Constitution en cas de censure de cavaliers législatifs. Dans ce cas, c’est la loi qui aura été mal faite. Même chose s’il s’agit de dispositions qui contreviennent à des normes européennes », ajoute Jean-Philippe Derosier.

Le sujet de la souveraineté du pouvoir constituant est d’ailleurs illustré dans une décision du Conseil constitutionnel de 1993 à l’époque saisi sur un article de la loi Pasqua relatif à l’asile. Le Conseil avait eu une interprétation assez large du préambule de 1946 selon lequel « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Une décision qui avait remis en cause une partie de la convention de Schengen, ratifiée par la France en 1991. Ce qui avait conduit à une révision de la Constitution le 25 novembre 1993 afin d’introduire un nouvel article 53-1 qui prévoit une exception à l’application du principe relatif à l’asile.

 

 

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