A cause de cette crise, certains hôteliers, restaurateurs, artisans, commerçants sont en train de tout perdre, parfois de basculer dans la précarité. Est-ce la classe moyenne qui est en train de décrocher ?
D’une part, il y a ces entrepreneurs-là, souvent de petits entrepreneurs qui étaient des salariés qui ont réussi à se mettre à leur compte en milieu de carrière vers l’âge de 40 ans. Mais il y a aussi beaucoup de salariés. Ce n’est pas simplement la chute de ces classes moyennes intermédiaires de la petite entreprise qui s’est faite au cours des 20 dernières années et qui arrive maintenant face à une échéance extrêmement dure. Le covid-19 est un accélérateur de choses que l’on mesure depuis très longtemps, la société française s’est transformée progressivement au cours des décennies récentes. Il y a aujourd’hui, avec le covid-19, une forme d’accélération de tout un ensemble de processus qui sont à l’œuvre depuis une trentaine d’années, nous arrivons là, à une forme de moment d’échéance, c’est-à-dire au bout d’un processus. C’est un peu ce que l’on appelle le processus de Houellebecq : « Un petit peu la même chose, mais en un peu plus grave, en un peu plus dur. » Et nous avons effectivement aujourd’hui une forme de confrontation à un mur, à une falaise que l’on voyait venir depuis une quarantaine d’années de difficultés économiques croissantes. Pour les classes moyennes, c’est comme un immense retournement entre la période de la fin des années 1970, où beaucoup de choses étaient possibles à un moment où les situations deviennent de plus en plus dures.
S’agit-il de cette même classe qui a déjà souffert de la transformation numérique et des mutations du marché du travail des dernières années ?
Ce ne sont pas exactement les mêmes classes, ni les mêmes personnes. C’est une forme de synchronisation de plusieurs crises et de différents fragments des classes moyennes. Depuis des décennies maintenant, on a une accélération progressive de montée par capillarité des problèmes sociaux de la population française, de catégories qui se situaient tout en bas de la pyramide sociale française, l’exclusion, la nouvelle pauvreté des années 1980, l’ensemble des catégories populaires, non-qualifiées ou disqualifiées. Mais ces difficultés montent progressivement, par capillarité, de bas en haut, pour atteindre des catégories de plus en plus proches des classes moyennes salariées et des entrepreneurs intermédiaires de taille modeste comme les petits restaurateurs et les hôteliers. Mais ça va beaucoup plus loin, il y a aussi les intermittents du spectacle qui ont été très lourdement impactés par les crises des années précédentes. Ce serait excessif de parler de « jugement dernier », mais à la fin de cette année 2020, lorsque les comptes vont advenir pour tout un ensemble d’entreprises, il va y avoir une grande déstabilisation, une forme de couperet pour les entrepreneurs et tous leurs salariés.
Est-ce que c’est une nouvelle classe sociale qui est en train d’apparaître ? Une catégorie qui peut aller très mal dans les mois à venir mais aussi rebondir une fois la crise terminée et redevenir une classe favorisée ? Une sorte de classe sociale mouvante, glissant d’une catégorie à une autre ?
Tout au long du XXe siècle, et même avant, toutes les situations de crises sont effectivement des moments de chocs collectifs avec des courants descendants de la population. On peut penser à 1929, on peut penser aux crises monétaires en Allemagne au lendemain de la Première guerre mondiale, et puis ensuite, au début des années 1930, où certains membres des élites se trouvent en déchéance, d’autres parviennent à fonder des business à partir de très peu pour parvenir au sommet mondial des ressources. Cette chose-là existe, mais ce que l’on voit en ce moment, c’est une synchronisation des difficultés. Aujourd’hui, on se trouve face à une situation de rétrospective sur une quarantaine d’années de ce qu’étaient les classes moyennes ascendantes par le salariat en 1970, c’était la capacité à obtenir de nouveaux emplois dans tout un ensemble de secteurs émergents. En fait, il y a quarante ans, on avait l’ascension des nouvelles classes moyennes salariées qui connaissaient leur triomphe à l’époque du président Valéry Giscard d'Estaing. Mais aujourd’hui, ce que nous voyons en termes de changements des classes moyennes, c’est le fait qu’on ne peut plus véritablement faire partie des classes moyennes sans patrimoine. Ce que l’on mesure depuis une dizaine d’années, à l’évidence, c’est qu’aujourd’hui, s’établir dans la vie pour les jeunes générations sans aucun patrimoine est devenu de plus en plus difficile. Nous sommes dans une société beaucoup plus darwinienne pour les jeunes générations, et ce n’était le cas il y a une quarantaine d’années. Un support parental et surtout un patrimoine familial est quelque chose d’absolument déterminant pour saisir les nouvelles opportunités, notamment dans le business, mais pas exclusivement. Ce que l’on voit, c’est que les années 1970, c’était le moment d’une ascension de classes moyennes salariées où les jeunes, en général d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, gagnaient plus que leurs parents au même âge, aujourd’hui, on se trouve dans une situation d’inversion des tendances et en particulier d’un remplacement des classes moyennes salariées par de nouvelles classes moyennes beaucoup plus patrimonialisées. Par exemple, dans le quartier du Sénat, il y a 40 ans, beaucoup d’habitants étaient des salariés qui louaient, aujourd’hui il faut être millionnaire pour avoir plus que 50 mètres carrés.
Quelle est la part de responsabilité du politique dans cette situation ?
Le rôle des politiques est toujours un peu limité. Pour reprendre l’exemple des années 1970, le rôle de Valéry Giscard d'Estaing dans les grandes transformations des classes moyennes a été important, mais il a, avant tout, accompagné un changement social dont il n’était pas le responsable en première instance. Il aurait pu résister des quatre fers, il ne l’a pas fait. On pense évidemment à lui pour le droit à l’avortement et à tout un ensemble de réformes sociétales très importantes, mais aussi au minimum vieillesse. Il a fait des choses dans un contexte où il a accompagné le changement avec une immense « boîte à cash », une immense ressource économique qui était celle de la France des années 1970, une économie à la fois capitaliste et d’Etat qui fonctionnait ensemble. C’est le nucléaire, c’est le TGV qui se finance à ce moment-là. L’électronucléaire, l’université et la santé, ont connu un boom considérable à ce moment-là. Les politiques accompagnent le mouvement.
Aujourd’hui, le politique n’a pas ces moyens-là ?
La difficulté, c’est qu’aujourd’hui, la « boîte à cash » est un peu vide. La dette représentait 20 % du produit intérieur brut dans les années 1970, aujourd’hui on va allègrement vers les 120 % à la fin de 2021. Ce qui est intéressant dans les années 1970, c’est que la dette de l’époque était une dette d’investissement pour les jeunes générations. Tout un ensemble de choses se créait à partir de rien, la télévision publique ou l’explosion de l’ORTF, la multiplication des médias, par exemple, a soutenu une croissance considérable. Même chose dans les hôpitaux, la médecine recrutait 5 fois plus en 1978 que 10 ans plus tôt. On avait à l’époque une situation où l’endettement devenait des hôpitaux, des universités, des centrales nucléaires. On est pour ou on est contre, mais il y avait quelque chose de neuf avec de jeunes salariés des classes moyennes qui étaient recrutés sur un travail nouveau que leurs parents ne connaissaient pas.
C’est sous VGE en tant que ministre de l’économie puis Président qu’émerge cette classe moyenne ?
Il y a, à ce moment-là, une accélération extraordinaire. Quand on parle de classes moyennes, c’est la convergence de la fonction publique et d’entrepreneurs de taille intermédiaire. Dans les années 1970, il y a cette accélération fondée sur des ressources économiques nouvelles, de la croissance, les Trente Glorieuses, une multiplication par 3 du produit intérieur brut réel qui a permis à l’Etat de financer énormément. Pour une expansion des classes moyennes de salariés, c’est très important d’avoir un Etat fort qui est un soutien de développement. Et à l’époque, la dette c’était de l’investissement sur des décennies. Le nucléaire par exemple, on en bénéficie encore aujourd’hui par l’électricité, c’est le résultat de décisions prises il y a 50 ans avec une génération de classes moyennes ascendantes. Aujourd’hui, on est dans ce qu’on appelle « le backlash », le retour de bâton, c’est à dire une situation où, au bout du compte, on s’est déjà endetté, il est difficile de l’être encore plus, et aujourd’hui, la dette, c’est avant tout le rafistolage d’un navire qui prend l’eau, alors qu’à l’époque, la dette c’était la construction d’un bâtiment neuf que personne n’avait imaginé 20 ans avant.
Mais les années 1970, c’est aussi le choc pétrolier, la fin des Trente Glorieuses, le chômage de masse, l’inflation, une politique de rigueur et l’apparition des CDD. C’est le début de la fin pour les classes moyennes, le début de la précarité, non ?
Ça annonce un nouveau régime dont les jeunes générations des années 1980 vont être les victimes. On crée certes le contrat à durée déterminée, mais en même temps, ça veut dire que pour toute personne employée depuis deux ans, on a créé pour eux le contrat à durée indéterminée, le CDI. En créant la précarité, on a aussi créé la stabilité. Le CDD a été une façon de valider la stabilité dans l’emploi des jeunes des années 1970 qui, avec 2 ans d’ancienneté, étaient déjà embauchés. Beaucoup de métiers en ont bénéficié : dans la recherche, dans l’université, dans tout un ensemble de secteurs d’activité. Des jeunes contractuels courts des années 1974, 1975 sont devenus des chercheurs, des directeurs de recherches émérites ou des profs d’université qui bénéficient aujourd’hui d’une retraite pleine. Ce qui est intéressant aussi, c’est que dans les années 1970, le quatrième âge n’existait pas. L’espérance de vie était trop courte. Le troisième âge était pauvre, incroyablement pauvre. Il était courant de voir des commerçants fouiller le cabas des personnes âgées à la sortie des magasins parce que le troisième âge vivait dans un tel état de dénuement et de pauvreté qu’il volait dans les petites surfaces. Valéry Giscard d'Estaing crée le minimum vieillesse, qui est en fait le camion balai qui permet de sauver le troisième âge le plus pauvre, la petite paysannerie et les petits indépendants qui mangent leur capital et qui n’ont plus rien à 65, 70 ans. Si on refait le film depuis Valéry Giscard d'Estaing, la dynamique lancée dans les années 1970 a été une dynamique d’enrichissement du troisième âge. Naguère, la pauvreté était vieille et en cours de disparition démographique, avec le renouvellement générationnel. Aujourd’hui, quand on compte le patrimoine et les intérêts du revenu des capitaux, le troisième âge vit beaucoup mieux que les actifs. C’est la première fois depuis les débuts de l’humanité que l’on mesure cela et la dernière fois peut-être, par le remplacement de la génération précaire qui naît à partir des années 1960 et qui seront les retraités dans 5 ans.
Comment se répartit géographiquement la classe moyenne ? Elle s’éloigne des centres-villes ? Elle vit de plus en plus en banlieue ?
C’est le cas effectivement, particulièrement à Paris. Disons que les classes moyennes supérieures désertent progressivement le centre de Paris pour aller en direction de Rueil-Malmaison par exemple, là où il y a de très bons établissements scolaires, où il y a des pavillons de banlieue qui coûteraient environ 200.000 euros si on était à Metz, mais qui coûtent un million autour de Sceaux. Les classes moyennes supérieures sortent par une mobilité vers le haut, vers le résidentiel avec jardin. On a une grande transformation dans Paris et dans toutes les grandes villes de régions, on parle de gentrification de façon un peu excessive, les lieux les plus huppés où le prix du mètre carré augmente le plus vite, sont plutôt des zones résidentielles à l’écart des centres-villes qui connaissent des difficultés croissantes, sociales et économiques et c’est encore pire dans les villes intermédiaires comme Rochefort ou Thionville, des villes aux alentours de 50.000 habitants, qui connaissent une déstabilisation profonde extrêmement inquiétante, avec une paupérisation très rapide.
Est-ce que la crise a un peu changé la donne ? Des classes moyennes qui s’éloignent non plus à cause du porte-monnaie, mais peut-être par choix idéologique, par envie de nature, par souci écologique ?
Le covid-19 est en effet l’occasion d’une accélération de tout un ensemble de processus. Les gens comprennent qu’il est important d’avoir une petite datcha à l’écart des centres-villes pour tout un ensemble de raisons. Les classes moyennes très supérieures qui sortent des classes moyennes par le haut, ont en général un beau pied-à-terre dans Paris ou dans une grande ville de région comme Nantes ou Lyon. Et de plus en plus de gens ont compris qu’il était bon d’avoir un petit pied-à-terre dans une campagne sûre, là où il est possible, par exemple, de scolariser les enfants dans de très bonnes conditions. Il y a ce mouvement de sortie des centres-villes, il y a des transformations du territoire qu’on n’aurait pas forcément attendues avant cette crise. Il existe des formes d’accélérations de crises que l’on mesure depuis une trentaine d’années et, comme le disait Houellebecq encore une fois : « Un peu la même chose, mais un peu en pire » aussi.
Pour aller plus loin :
« Les classes moyennes à la dérive », Louis Chauvel
« La spirale du déclassement », Louis Chauvel
Lire notre entretien avec Eric Anceau : « Un certain nombre de nos hauts fonctionnaires ont été défaillants pendant le grand confinement »