Bruno Retailleau est « un grand fan » des travaux du Sénat sur la lutte contre le narcotrafic, nous confie un parlementaire de la chambre haute. Le ministre de l’Intérieur ne manque en effet pas une occasion de citer les recommandations de la commission d’enquête du Sénat qui ont débouché sur une proposition de loi transpartisane cet été. Le rapporteur de la commission d’enquête, Etienne Blanc (LR) et son président, Jérôme Durain en sont les premiers signataires.
Nouveau statut de repenti, nouveau parquet national anticriminalité organisée (PNACO), nouveau crime « d’association de malfaiteurs en bande organisée », en avril dernier, avant la remise des conclusions de la commission d’enquête, le garde des Sceaux de l’époque avait grillé la politesse au Sénat en annonçant plusieurs pistes pour lutter contre le « haut du spectre » du narcotrafic.
Selon les informations de l’Opinion, c’est le 8 novembre, à Marseille, que le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux, Didier Migaud présenteront leur plan de lutte contre le narcotrafic. Une nouvelle loi fera partie des annonces. Reste à savoir s’il s’agira du texte préparé par Éric Dupond-Moretti ou du texte des sénateurs. « L’hypothèse de la reprise des travaux du Sénat tient la corde. Il reste des arbitrages à faire sur des compléments que pourraient ajouter l’Intérieur et la Justice », croit savoir Jérôme Durain.
« Il serait préférable d’éviter un contrôle préalable du juge »
Pour Etienne Blanc, l’intérêt principal de privilégier le texte du Sénat se situe du côté de la procédure législative. Rappelons ici que conformément à la Constitution, le Conseil d’Etat rend des avis sur les projets de loi du gouvernement. « Notre travail de parlementaire est libre et il a été d’une qualité exceptionnelle sur un sujet d’une grande complexité. Nous nous sommes référés à la jurisprudence européenne et la législation de nos voisins. Il serait préférable d’éviter un contrôle préalable du juge et laisser se développer les arguments lors du débat parlementaire », appuie-t-il.
Des arguments qui interpellent Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats (USM). « J’entends que les sénateurs et l’exécutif souhaitent aller vite. Ça ne peut toutefois se faire sans respecter les principes généraux du droit. Il serait dommage de construire un édifice juridique qui se ferait ensuite raser par le Conseil constitutionnel. On peut créer une nouvelle infraction mais sans toucher aux droits de la défense ».
« Des mesures qui décoiffent »
Le sénateur LR a bien conscience que certaines des propositions mises en avant par la commission « sont des mesures qui décoiffent », entendez par là qui pourrait être censurées par le Conseil constitutionnel. Le statut du repenti, par exemple, répond actuellement à des conditions très strictes, inscrites dans le décret d’application de la loi dite « Perben II » sur la criminalité. Résultat, il n’a été utilisé qu’une vingtaine de fois en 10 ans. Le texte du Sénat compte faire sauter les « verrous » du statut de repenti pour en faire un outil puissant de lutte contre le narcotrafic (lire notre article). Eh bien, on pourrait nous dire que c’est de la dénonciation et que c’est contraire aux droits de l’Homme », craint Etienne Blanc.
Même inquiétude pour les informateurs que le Sénat souhaiterait transformer en infiltrés civils (à distinguer des policiers ou gendarmes infiltrés) en contrepartie d’une complète immunité pénale sous réserve de respecter des conditions strictes. « Les policiers pourraient être accusés de laisser perdurer l’infraction, d’être complices, coauteurs voire d’inciter à la commission de l’infraction », appuie Etienne Blanc.
Surtout, la proposition de créer « un dossier coffre » a hérissé le Conseil national des Barreaux qui dans un communiqué a dénoncé « une atteinte au principe du contradictoire, pilier du procès équitable, qui pourrait fragiliser les droits de la défense ». Le dossier-coffre sous le contrôle d’une collégialité de magistrats, a, en effet, pour but de soustraire au contradictoire certains éléments de procédure pour les techniques spéciales d’enquête les plus sensibles, comme le recours à des technologies de pointe, d’écoutes ou de balisages.
« Je ne suis pas insensible à ces arguments qui touchent aux droits de la défense. Des dispositions qui pourraient par la suite se retrouver dans le droit commun. Mais nous devons faire un arbitrage social. C’était le débat que nous avions eu lors de l’audition des magistrats de Marseille. Ils nous avaient dit qu’il avait besoin d’instruire leurs dossiers sans remise en cause permanente et dilatoire des actes accomplis, des nullités de procédures provoquées par une certaine défense qui n’est pas constructive », rappelle Jérôme Durain.
Nouveau parquet national
Un autre apport du plan de lutte contre le narcotrafic porte sur l’organisation des juridictions. La Chancellerie souhaiterait créer un nouveau parquet national anticriminalité organisée (Pnaco) alors que les sénateurs plaident pour un parquet national antistupéfiants (Pnast), l’équivalent judiciaire de l’Office antistupéfiants (Ofast), transformée sous leur plume en « DEA à la française » (l’agence américaine de lutte contre la drogue, ndlr). Jérôme Durain n’en fait toutefois pas une ligne rouge. « Ce que propose le gouvernement, ce sont des JIRS renforcées (juridictions interrégionales spécialisées dans la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées) avec un chef de filât national. C’est ce deuxième point qui est pour nous le vrai sujet ».
« Il y a bien sûr une porosité entre le trafic de stups, d’êtres humains, d’armes… Il y a donc du sens à vouloir créer un parquet national anticriminalité organisée. Toutefois, l’enjeu quand on crée un parquet national, c’est de lui donner un périmètre restreint, sans quoi il empiète sur les parquets généraux voire d’autres parquets nationaux. Que ce soit un Pnacot ou un Pnast, l’enjeu ce sont les moyens que l’on donnera aux juridictions qui auront besoin de magistrats et de parquetiers spécialisés dans un contentieux, comme celui des saisies, qui est hypertechnique », souligne Ludovic Friat.
Le texte de loi, quel qu’il soit, pourrait être examiné par le Parlement en décembre ou au début de l’année prochaine.