Macron à Rungis : « Il n’a pas choisi une communication de rupture, Rungis c’est presque une facilité »
Emmanuel Macron a voulu s’adresser « au bon sens » des « Français qui travaillent tôt » pour défendre sa réforme des retraites, ce mercredi matin, lors d’une visite au marché de Rungis. Selon deux expertes en communication, cette sortie sarkozyste d’Emmanuel Macron touchera peut-être l’électorat de droite, mais semble un peu vaine face à une opinion publique toujours largement défavorable au report de l’âge légal.

Macron à Rungis : « Il n’a pas choisi une communication de rupture, Rungis c’est presque une facilité »

Emmanuel Macron a voulu s’adresser « au bon sens » des « Français qui travaillent tôt » pour défendre sa réforme des retraites, ce mercredi matin, lors d’une visite au marché de Rungis. Selon deux expertes en communication, cette sortie sarkozyste d’Emmanuel Macron touchera peut-être l’électorat de droite, mais semble un peu vaine face à une opinion publique toujours largement défavorable au report de l’âge légal.
Louis Mollier-Sabet

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Ce matin, dès l’aube, à l’heure où se remplit le marché de Rungis, Emmanuel Macron est (enfin) rentré dans l’arène. Le Président de la République est allé parler aux « Français qui travaillent tôt », et a défendu le recul de l’âge légal de départ à la retraite, en comptant sur « le bon sens » des « gens », qui « savent dans l’ensemble qu’il faut travailler un peu plus longtemps. » Le clin d’œil à « la France qui se lève tôt » de la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy est à peine voilé. Emmanuel Macron a beau « assumer toutes les comparaisons avec [ses] prédécesseurs », et rappeler que Jacques Chirac et François Hollande étaient venus à Rungis à plusieurs reprises, la filiation semble claire. « On est vraiment dans cette lignée-là », confirme Emilie Zapalski, conseillère en communication politique. « On n’est plus du tout dans le ‘en même temps’, la future droite se dessine », ajoute-t-elle.

Rungis : « Un marronnier de la geste présidentielle, pas un lieu risqué »

Claire Sécail, chercheuse au CNRS, membre du Cerlis, et spécialiste des médias et de la communication politique, abonde. « Dans ses opérations de communication extrêmement offensives, Emmanuel Macron est très sarkozyste, et particulièrement quand il est en campagne. Il avait repris la main pendant les Gilets Jaunes en janvier 2019 avec le grand débat, c’est l’homme de Whirlpool en 2017… Il a ce côté très sarkozyste d’aller dans l’arène, et l’électorat de droite est son seul espace politique actuellement, peut-être essaye-t-il de cultiver cette image », explique-t-elle, alors que les voix des parlementaires LR seront clé pour arriver à faire passer la réforme des retraites au Parlement sans recourir au 49-3.

La chercheuse note aussi qu’en choisissant ce passage obligé, ce « marronnier de la geste présidentielle mettant en scène un président qui laboure le terrain », le Président de la République n’a pas choisi la communication de « rupture » – de disruption, dirait-on en langage macroniste – qui a pu être une marque de fabrique d’Emmanuel Macron : « Rungis ce n’est pas un lieu risqué, c’est presque une facilité. Ce n’est pas comme quand il parle à des youtubeurs, c’est un exercice très classique, un endroit très codé de la communication présidentielle, où l’on peut faire de belles images en blouse blanche. Et comme c’est tôt le matin, il y a moins de risques de chahut. »

« Ce n’est pas idiot d’intervenir maintenant »

Accompagné des ministres Marc Fesneau et d’Olivia Grégoire, les images du chef de l’Etat déambulant quatre heures à Rungis sont loin des déplacements épiques de Nicolas Sarkozy se frottant aux marins pêcheurs du port de Guilvenec, ou même de ses déplacements dans toute la France lors des Gilets Jaunes ou devant les syndicalistes de Whirlpool en 2017. Seule la députée insoumise de la circonscription, Rachel Keke, est venue perturber le dispositif en interpellant Emmanuel Macron sur la pénibilité, les conditions de travail, et les inégalités générées par sa réforme des retraites. En réponse, le Président de la République a eu beau jeu de renvoyer un boucher détaillant qui affirmait qu’il y avait « trop de social » en France vers la députée du Val-de-Marne.

Finalement, Rungis constituait un équivalent communicationnel du « plat du pied, sécurité. » D’autant plus qu’au-delà du lieu, le timing a aussi pour but d’éviter la conflictualité. « Après les dérapages à l’Assemblée nationale, ce n’est pas idiot d’intervenir maintenant : c’est un temps de répit pour les parlementaires en pleines vacances scolaires, et tout le monde est en attente du 7 mars », analyse Emilie Zapalski. « Jusqu’à maintenant, il a laissé Élisabeth Borne et Olivier Dussopt prendre les coups, en s’exprimant seulement de l’international ou très vaguement. Mais même eux ne s’adressaient pas directement aux Français, Élisabeth Borne parlait surtout aux Républicains. »

« La réforme donne un dénominateur commun à leur colère qui s’amasse depuis des années »

D’après la communicante, Emmanuel Macron n’avait plus trop le choix, « il ne pouvait pas passer à côté, il fallait bien qu’il descende dans l’arène. » Claire Sécail y voit une sorte de compromis entre le souhait du chef de l’Etat d’entretenir une figure régalienne et la nécessité d’une prise de parole forte sur un dossier extrêmement sensible socialement : « Emmanuel Macron doit en partie sa réélection à ce climat international qui lui permet de se reposer sur son image régalienne de chef de l’Etat qui traite des enjeux diplomatiques. L’anniversaire du déclenchement de la guerre en Ukraine renoue avec ce discours-là. Mais c’est aussi un risque de paraître en retrait et déconnecté, qu’il essaie de corriger par cette visite. »

Si l’objectif semble clair, il n’est pas du tout évident qu’il soit atteint, pour les deux expertes en communication politique. En s’en remettant aux « Français qui travaillent tôt », la ficelle semble un peu grosse, pour Emilie Zapalski : « Ce que je trouve étrange, c’est qu’Emmanuel Macron s’adresse aux gens qui se lèvent tôt à la Sarkozy, mais dans la rue, dans les manifestations, ce sont des gens qui bossent. Il y a du public, du privé, des artisans, des profs, des soignants… La réforme des retraites donne un dénominateur commun à leur colère qui s’amasse depuis des années. Ils ont la valeur travail, mais ils ne veulent pas travailler deux ans de plus. Ils sont très à jour et proposent d’autres formules. C’est tout ça qui explique qu’ils sont même pour le durcissement du conflit. »

« Les indicateurs montrent que ‘le bon sens’, c’est l’inverse »

Sur le fond, en appeler au « bon sens » semble un peu vain, pour la chercheuse, d’autant plus que la majorité de l’opinion publique est toujours contre cette réforme et soutient majoritairement la mobilisation – voire souhaite son durcissement – dans l’ensemble des sondages. « Le recours au ‘bon sens’ est un argument de repli qui montre presque une incapacité argumentative du chef de l’Etat. Il convoque une formulation vague, et presque dangereuse parce qu’interchangeable avec tout le spectre politique. C’est un argument qu’on entend partout, aussi à l’extrême droite. D’autant plus que les indicateurs montrent que ‘le bon sens’, c’est l’inverse, ce serait tenir compte d’une opinion publique qui ne bouge pas depuis le début des débats mi-janvier. »

Emmanuel Macron a tout de même ajouté un argument à son arc ce mardi, en affirmant que la réforme des retraites allait « permettre de créer plus de richesses pour le pays parce qu’on va avoir plus d’heures travaillées. » Une affirmation qui pourrait se discuter sur le plan macroéconomique, mais qui, en termes de communication, est catastrophique pour Emilie Zapalski : « Les objectifs de cette réforme changent tout le temps. D’abord c’était pour financer autre chose, ensuite c’était pour plus de justice sociale, puis ce n’était plus défendable avec les femmes et les carrières longues, puis on retombe sur ‘on vit plus longtemps’, et maintenant on ajoute que ça va ‘créer plus de richesses’. »

« Ça envoie le message que si vous manifestez dans le calme, il n’y a pas de changement »

L’experte en communication politique y voit une forme « d’incompréhension » radicale entre « un projet très comptable, et un projet de société », qui se transforme en tension de plus en plus importante, d’après Claire Sécail. « Ce côté sarkozyste de descendre dans l’arène, ce n’est pas la même chose en campagne et sur un dossier où la bataille de l’opinion semble assez figée. Au contraire, cela peut donner l’impression d’être distant. Emmanuel Macron croit ‘jouer son autorité’ sur cette réforme et ne veut rien céder. Le spectre de François Hollande, dont le discours ne portait plus et mis à mal par sa propre majorité le hante peut-être, et il pense que revenir en arrière lui serait fatal. Lui qui a toujours joué sur la modernité, la flexibilité, son inflexibilité peut se retourner contre lui », détaille la chercheuse.

Emilie Zapalski aussi, estime que « l’inflexibilité » du chef de l’Etat et de son gouvernement pourrait finir par poser problème. « Quand Emmanuel Macron, après avoir dit que la réforme des retraites était une réforme de bon sens, appelle les gens à manifester dans le calme, il dit au fond : ‘manifestez, ça ne change rien.’ On sort de plusieurs journées de mobilisations massives, et ça ne change rien du tout, donc ça envoie le message que si vous manifestez dans le calme, il n’y a pas de changements. Est-ce que ça présage un durcissement pour le 7 mars ? » Réponse dans deux semaines.

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