SIPA_00561166_000019

Matignon : est-il possible de gouverner par décret ?

Alors qu’aucune majorité absolue n’émerge à l’Assemblée nationale, quelles seraient les marges de manœuvre d’un gouvernement minoritaire ? Si le premier ministre dispose du pouvoir réglementaire, celui-ci connaît des limites importantes qui compromettent largement la possibilité de gouverner par décret.
Henri Clavier

Temps de lecture :

6 min

Publié le

Mis à jour le

« Dès cet été, les mesures prévues par ce programme peuvent être prises par décret, sans vote. L’abrogation de la retraite à 64 ans, le blocage des prix, l’augmentation du Smic », affirmait Jean-Luc Mélenchon au soir du 7 juillet et de l’annonce des résultats des élections législatives. En tête, mais sans majorité absolue, les différents membres du Nouveau Front Populaire affirment vouloir gouverner, et pourquoi pas mettre en œuvre un certain nombre de mesures par décret. « Ce qui a été imposé par le 49-3, peut-être éventuellement aussi, défait par un 49-3 », envisageait également Olivier Faure. « Cette Constitution a été faite pour gouverner sans majorité », estimait Charles de Gaulle qui voulait permettre à l’exécutif de disposer d’un pouvoir fort. Si le premier ministre dispose du pouvoir réglementaire, conformément à l’article 21 de la constitution, ses marges de manœuvre restent limitées. 

« Le domaine réglementaire est limité par le domaine de la loi » 

Le pouvoir réglementaire, qui permet de prendre des décrets, est défini à l’article 37 de la Constitution par opposition avec le domaine de la loi dont les contours sont dessinés à l’article 34. « Il faut distinguer le pouvoir réglementaire autonome et le pouvoir réglementaire d’exécution. Le dernier découle de la loi. Le pouvoir réglementaire autonome est discrétionnaire, il n’a besoin de rien pour agir, mais il ne peut pas intervenir partout. Par ailleurs, le domaine réglementaire est limité par le domaine de la loi », explique Bruno Daugeron, professeur de droit public à l’université Paris-Cité. Le domaine de la loi, tel que défini par l’article 34, concerne les droits et libertés fondamentales, la fiscalité, le droit civil, le droit pénal, la loi définit également les principes fondamentaux qui régissent le fonctionnement de l’administration, de la défense nationale ou encore de l’enseignement. « Gouverner par décret », se limite donc à certains domaines précis et ne permet pas de « déterminer et conduire la politique de la Nation » au sens de l’article 20 de la Constitution. 

Même si le pouvoir réglementaire autonome assure effectivement une marge de manœuvre importante à l’exécutif, la délimitation entre pouvoir réglementaire et le domaine de la loi reste flou. « Il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui relève du domaine de la loi et du domaine réglementaire. Le législateur a parfois rattaché au domaine de la loi ce qui était du domaine du règlement », pointe Bruno Daugeron. C’est notamment le cas pour les retraites où la fixation de l’âge de départ appartient au domaine réglementaire, mais sur lequel le législateur a empiété. « Sur la question de l’âge de départ à la retraite, une décision du Conseil constitutionnel de 1985 met bien la limite d’âge dans le domaine réglementaire, sauf qu’il a jugé que lorsque cette disposition était présente dans une loi de financement de la Sécurité sociale, cela relevait d’une loi de finances et donc du domaine législatif », détaille Bruno Daugeron. Pour obtenir un retour de cette compétence dans le domaine réglementaire le gouvernement devrait alors saisir le conseil constitutionnel pour trancher, sans certitude sur la décision de la juridiction constitutionnelle. 

Le partage du pouvoir réglementaire avec le Président de la République 

Par ailleurs, le pouvoir réglementaire est, sous la Vè République, partagé entre le Premier ministre et le Président de la République. Si initialement le pouvoir réglementaire du chef de l’Etat était relativement limité, la pratique des institutions a généralisé le recours à la signature du Président de la République en conseil des ministres, pour un grand nombre de décrets. Une évolution qui donne la possibilité au chef de l’Etat de refuser de signer des décrets et donc d’entraver le pouvoir réglementaire du gouvernement. « Dans tous les cas (même s’ils sont très rares) où la Constitution ou la loi exigent la délibération du conseil des ministres sur un projet de décret, il appartient aux deux têtes de l’Exécutif de s’entendre », écrit Emilien Quinart, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur le site « Le club des juristes ». Enfin, seul un décret pris en conseil des ministres peut modifier un décret du même type ce qui complique largement la possibilité de gouverner par décret dans le cadre d’une cohabitation. Par exemple, l’acte augmentant le SMIC est pris en conseil des ministres. Par ailleurs, même si le gouvernement dispose d’une marge de manœuvre autonome en matière réglementaire, il pourrait s’exposer à une motion de censure de la part des députés. 

Difficile de « se passer de la loi » pour gouverner 

La Constitution de 1958 offre d’autres mécanismes pour permettre à un gouvernement minoritaire d’agir. Il peut notamment demander au Parlement de l’autoriser à intervenir dans le domaine législatif par voie réglementaire, grâce aux ordonnances. Le gouvernement doit cependant obtenir l’autorisation des parlementaires ce qui, dans la situation actuelle, semble improbable. « Gouverner par décret, prendre des mesures par décret autonome, c’est complexe mais possible. Pour déterminer et conduire une politique, au sens de l’article 20 de la Constitution, c’est pratiquement impossible de se passer de la loi », estime Bruno Daugeron. 

L’article 49 alinéa 3 de la Constitution offre la possibilité au gouvernement de faire adopter un texte sans vote. Néanmoins, cette éventualité dépend largement des rapports de force au sein de l’Assemblée nationale. Ainsi, les gouvernements de Michel Rocard et d’Élisabeth Borne ont pu, dans des situations de majorités relatives, utiliser massivement le 49-3. Dans ces deux cas de figure, le gouvernement bénéficiait d’une assise politique beaucoup plus importante que chacun des blocs actuels au Palais Bourbon et pouvait se reposer sur l’abstention d’un groupe en cas de vote d’une motion de censure. Par ailleurs, depuis la révision constitutionnelle de 2008, le 49-3 est limité à un seul usage par session ordinaire, à l’exception des textes financiers. Dans la configuration actuelle, recourir au 49-3 pour gouverner semble donc exclu.

Pour aller plus loin

Dans la même thématique

SIPA_01203049_000067
6min

Politique

Narcotrafic : que contient la proposition de loi en passe d’être adoptée définitivement ?

Après un accord entre députés et sénateurs en commission mixte paritaire, la proposition de loi, d’origine sénatoriale, visant à sortir la France du piège du narcotrafic, va être adoptée définitivement par la chambre haute. « DEA à la française », statut du repenti, nouveau parquet national… Le texte contient de nouveaux dispositifs pour que la France ne bascule pas vers un « narco-Etat ».

Le

Matignon : est-il possible de gouverner par décret ?
3min

Politique

Meurtre dans une mosquée du Gard : Manuel Bompard dénonce « la manière qu'a Bruno Retailleau d'alimenter une forme d'obsession contre les musulmans »

Après le meurtre d’un homme à la mosquée de La Grand-Combe (Gard), vendredi, « la piste de l'acte antimusulman et islamophobe est privilégiée », a indiqué le procureur de la république d’Alès, sans écarter d’autres hypothèses. « Dans ce contexte, les personnes en France de confession musulmane ont peur », s’inquiète ce lundi Manuel Bompard, invité de la matinale de Public Sénat. Le coordinateur national de La France insoumise, qui a participé à rassemblement à Marseille en hommage à la victime, dénonce aussi « la manière qu'a Bruno Retailleau d'alimenter en permanence (...) une forme d'obsession contre les musulmans en France ».

Le

Vinci Autoroutes augmentation du prix des peages
3min

Politique

Profits des sociétés d'autoroutes : « Le Sénat avait vu juste »

Les chiffres d’affaires des quatre principales sociétés d'autoroutes s'envolent et donnent raison aux prévisions de la commission d'enquête du Sénat de 2020.  Presque vingt ans après la privatisation des autoroutes françaises, les actionnaires encaissent des surprofits colossaux. Dans un contexte d'économies drastiques, des sommes pareilles font tâche. 

Le