Les maires s’y attendent, le narcotrafic va jouer dans la campagne des municipales 2026, avec des édiles qui pourraient payer les conséquences de l’insécurité dans les urnes. Mais c’est une menace qui risque de peser sur les élus eux-mêmes que la Commission nationale des comptes de campagne et de financements politiques (CNCCFP) a pointée du doigt, dans son Guide à l’usage des candidats aux élections et de leurs mandataires : des possibles tentatives d’influence étrangères. Petite piqûre de rappel de la CNCCFP : « Les candidats sont responsables des fonds perçus dans le cadre de leur campagne. Leur vigilance personnelle et celle de leur mandataire est donc un facteur déterminant pour prévenir tout manquement ». Et dans le viseur de la commission ? Les ingérences liées au narcotrafic, avec « des réseaux criminels qui manipulent beaucoup d’argent avec une grande capacité de corruption », a affirmé son président Christian Charpy auprès du Monde.
Une « alerte salutaire », pour l’ex-sénateur PS Jérôme Durain, président de la commission d’enquête sur le narcotrafic : « On sait que le risque existe, mais on ne s’attendait pas à le voir mis en avant par la CNCCFP ». C’est une « tendance qui peut se mettre partout, avec la démocratisation du trafic, et surtout celui de la cocaïne ces dernières années », abonde Fabrice Rizzoli, spécialiste du crime organisé et président de l’association Crim’HALT. Et « parce qu’il y a beaucoup d’argent et d’intérêt liés au narcotrafic, la capacité corruptive est immense », complète Jérôme Durain. « La corruption est constitutive de la criminalité organisée, une organisation criminelle ne peut pas prospérer sans avoir d’entrées dans les sphères privées et publiques ».
« Le risque corruptif est plutôt dans la proximité »
L’échelon local n’est pas épargné, bien au contraire. De quoi inquiéter à l’approche des élections du mois de mars 2026. A l’origine de la loi du 13 juin 2025 « visant à sortir la France du piège du narcotrafic », le rapport du Sénat avait permis aux maires interrogés de rapporter ce phénomène, qui n’est pas nouveau : « L’échelon municipal n’est pas celui qui a découvert avec le plus d’étonnement le narcotrafic, les maires le voyaient bien prospérer au quotidien », explique Jérôme Durain, à présent président du conseil régional de Bourgogne Franche-Comté. Des édiles qui ont fait part « des pressions très fortes » de certains acteurs extérieurs, raconte le sénateur LR Etienne Blanc, co-rapporteur de la commission d’enquête.
S’il s’agit de réseaux criminels, avec des « têtes de réseaux parfois à l’étranger, le risque corruptif est plutôt dans la proximité », selon Jérôme Durain. Il « varie selon les territoires, mais peut venir à toutes les échelles de commune », d’après l’ex-sénateur, « et comme le trafic ne connaît plus de zones blanches en France, tous les territoires sont concernés ». Si ceux ruraux peuvent en être la cible, Fabrice Rizzoli tient à relativiser : « Faire pression sur un petit maire n’est pas forcément utile, il y a une hiérarchie des opportunités ». La pression exercée sur les villes moyennes l’alerte néanmoins : « On a aujourd’hui des règlements de comptes à Limoges, Poitiers, Angoulême, Vannes… ». Jérôme Durain concède tout de même : « Dans les zones de fortes concentrations urbaines, le risque est un peu plus important, parce que l’activité criminelle » y est aussi plus dense. A Marseille, le procureur de la République Nicolas Bessone, a lancé en octobre une nouvelle cellule spéciale, dédiée à la lutte anticorruption, une première en France.
« A chaque fois que c’est possible, ils vont aller soudoyer quelqu’un »
« C’est assez facile et utile d’agir là où on travaille, quand le business a lieu au niveau local, quand on trafique dans un point de deal, quand on blanchit un commerce éphémère dans une rue d’une ville », avance l’élu socialiste. Et quoi de plus efficace que de viser les mairies ? « On peut imaginer que les membres d’un groupe de narcotrafiquants fassent campagne pour un élu, via des associations informelles qui vont dire aux gens de certains quartiers ce qu’il faut voter, par exemple », développe Fabrice Rizzoli. Etienne Blanc le rejoint : « Cet élu sera ensuite leur pion dans les conseils municipaux ». « Ça peut être aussi le recyclage de criminels qui trouveraient utiles pour leurs activités d’être présents sur une liste ou d’être proches d’une liste qui se présente », continue Jérôme Durain.
Les risques pèsent aussi sur les élus en place, « car les communes ont un certain nombre de prérogatives qui intéressent au premier chef les narcotrafiquants », explicite Etienne Blanc, et ces compétences « les rendent particulièrement vulnérables ». Faire pression pour déplacer des caméras de vidéosurveillance, obtenir un local ou un logement dans la commune, dégoter un emploi fictif ou non, se voir attribuer un permis de construire ou des parts de marché public, énumère Fabrice Rizzoli, les possibilités ne manquent pas. « Assez naturellement les narcotrafiquants ont besoin de corrompre tous ceux qui peuvent empêcher leur business et mettre fin à leurs actions […], à chaque fois que c’est possible, ils vont aller soudoyer quelqu’un, pour obtenir des informations utiles pour éviter d’être mis en cause ou faciliter le trafic », résume Jérôme Durain.
« On hésite toujours à dénoncer »
« Mélange subtil » entre appât du gain et pressions extérieures, dans la corruption, « il y a toujours deux dimensions. La rémunération par l’argent vient compenser la menace », estime Jérôme Durain. « Ce n’est pas non plus un raz-de-marée », temporise Fabrice Rizzoli, d’ailleurs « tout fonctionnaire ou dépositaire de l’autorité publique, par l’article 40 [du code de procédure pénale], devrait dénoncer la constatation d’un délit ». Mais ce n’est pas toujours simple : « Il existe une terreur, un entre-soi, qui fait qu’on hésite toujours à dénoncer quelqu’un. […] La proximité complique encore plus les choses. Ça peut être dangereux avec des narcotrafiquants », poursuit-il. Et « si vous avez accepté une fois, même pour une petite somme, c’est dur, voire impossible, de dire ‘non’ ensuite ».
Alors comment lutter ? « Il faut que tous les étages de l’échelle administrative soient bien informés de leur capacité d’action, il faut l’application de toutes les mesures proposées lors de la loi narcotrafic, la meilleure organisation de la puissance publique, et la meilleure coordination entre les services fiscaux, les services douaniers, la police, la gendarmerie et la justice », liste Jérôme Durain. « Doublé d’une bonne information pour tous les acteurs », cet outillage peut « éviter que cette menace corruptive se mette à exécution », assure l’ex-sénateur, qui ne s’estime pas « inquiet outre mesure ».