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« Naïveté », « déni » : un rapport parlementaire pointe du doigt la vulnérabilité de la France face aux ingérences étrangères

La délégation parlementaire au renseignement a rendu public son rapport annuel, consacré aux ingérences étrangères et aux moyens à déployer pour lutter contre. Pour les sénateurs et députés membres de la délégation, les puissances étrangères profitent « d’une forme de naïveté et de déni » de la France, contre laquelle il est urgent d’agir.
Rose Amélie Becel

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« Le niveau de menaces d’ingérences étrangères se situe ainsi à un stade élevé, dans un contexte international tendu et décomplexé ». Dans son rapport annuel publié le 2 novembre, la délégation parlementaire au renseignement – composée de quatre députés et quatre sénateurs – a choisi de s’intéresser au sujet des ingérences étrangères en France, « leviers de déstabilisation sans précédent de nos sociétés démocratiques ».

Au long de sa centaine de pages, le document s’emploie à caractériser cette menace, en listant les pays les plus menaçants et leurs modes d’action. La suite du rapport pointe les failles qui rendent la France particulièrement vulnérable à l’ingérence, avant de lister 22 recommandations pour y remédier. Les parlementaires de la délégation concluent en suggérant de regrouper ces recommandations au sein d’un projet de loi dédié à la lutte contre les ingérences étrangères, « afin de provoquer un débat public global sur le sujet ».

Une menace « hybride », de plus en plus difficile à identifier

Selon le rapport, la menace d’ingérence est aujourd’hui d’autant plus intense que, à l’ère du numérique, les frontières avec ce qui relève de l’influence sont de plus en plus floues. Le document insiste ainsi sur l’émergence de menaces « hybrides », entre l’ingérence classique via l’espionnage et l’ingérence moderne qui émerge en ligne. « Les menaces hybrides créent de l’ambiguïté dans un contexte géopolitique où les limites entre guerre et paix sont de plus en plus floues, donnant lieu à une zone grise où s’entremêlent les notions de compétition, contestation et d’affrontement », explique la délégation parlementaire.

« Ces menaces hybrides résultent principalement des campagnes de manipulation de l’information à grande échelle », indique le député Renaissance Sacha Houlié, président de la commission des lois à l’Assemblée nationale et rédacteur du rapport. Un phénomène observé lors du referendum sur le Brexit, des élections américaines de 2016, ou encore avec l’irruption des « Macron Leaks » – le piratage et la fuite d’échanges de mails de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron deux jours avant le second tour de la présidentielle de 2017. Une désinformation dangereuse, visant à nuire au modèle démocratique « en l’affaiblissant et en le décrédibilisant de l’intérieur », dénonce le rapport.

Malgré la guerre en Ukraine, l’ingérence russe « demeure active »

Sur le podium des pays qui se livrent le plus aux pratiques d’ingérence, la Russie occupe une place de choix. Le rapport de la délégation parlementaire consacre plusieurs pages à la description détaillée des méthodes que Moscou privilégie pour étendre son influence en France et dans le monde. La première reste l’infiltration d’officiers du renseignement russe, qui espionnent des activités étrangères sous couverture diplomatique.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la France a procédé à l’expulsion de 41 espions russes. Mais, selon la délégation, « force est de constater que le dispositif des services de renseignement russe en France demeure actif ». La raison ? « Les services russes s’efforcent de compenser cette perte par le déploiement d’illégaux ou de clandestins en Occident, qu’il est par nature difficile de quantifier », explique le rapport.

Enfin, le rapport érige Moscou en champion de la désinformation : « La Russie n’est certes pas le seul acteur étatique à utiliser cette méthode de l’ingérence par la manipulation de l’information, mais c’est le seul qui l’a érigé en doctrine officielle et dont la stratégie assumée est d’affaiblir l’occident ». La fermeture des médias russes en Europe, Russia Today et Sputnik, n’a pas fait disparaître cette menace qui se déploie maintenant en Afrique « pour y relayer un discours anti-français ».

La Chine « fait de tout ressortissant un potentiel espion »

Après la Russie, les ingérences étrangères dont il est le plus question dans le rapport sont celles de la Chine. Le pays investit en effet des moyens considérables dans le développement de ses services de renseignements. L’équivalent chinois de la DGSE compte ainsi plus de 250 000 agents, le pays s’appuie sur une diaspora de 40 à 60 millions de personnes à travers le monde et investit 1,3 milliard d’euros par an depuis 2008 pour « mieux contrôler son image dans le monde », énumère la délégation.

Surtout, depuis 2017, la Chine s’appuie sur sa loi sur le renseignement national qui « fait de tout ressortissant Chinois un potentiel espion ». La disposition contraint tous les citoyens et entreprises chinoises, aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’étranger, à participer à la collecte de renseignements. Le pays peut ainsi s’appuyer sur un dense réseau – personnalités publiques, associations, entreprises – placé sous le contrôle du Parti communiste chinois et utilisé « pour faire avancer les intérêts du Parti au sein et à l’extérieur du pays ».

Pour le rédacteur du rapport Sacha Houlié, « c’est illusoire de penser que nous pouvons suivre l’ensemble des ressortissants chinois sur le territoire national, ce serait d’ailleurs inutile ». La surveillance de cette menace se concentre ainsi sur les investissements que réalise la Chine en France et sur « un contrôle de l’habilitation des personnes susceptibles de travailler pour des sociétés identifiées comme sensibles, ainsi que des personnes se présentant comme chercheurs ou étudiants, particulièrement les doctorants », poursuit le député.

La France, coupable de « naïveté et de déni »

Une large partie du rapport de la délégation au renseignement cherche à identifier les points qui rendent la France vulnérable aux ingérences. Parmi eux, la méconnaissance de la menace : « Les puissances étrangères profitent d’une forme de naïveté et de déni qui a longtemps prévalu en Europe ». Le rapport affirme ainsi l’urgence de mieux former les décideurs publics, les entreprises et les acteurs des milieux scientifiques et universitaires aux risques d’ingérences.

Une grande partie des 22 recommandations du rapport ont ainsi pour objectif de rendre la France moins vulnérable. Il est suggéré de former les élus municipaux, départementaux et régionaux, « susceptibles d’accueillir des investissements étrangers pouvant constituer le support d’une éventuelle ingérence étrangère », après chaque élection locale. Dans le monde académique, le rapport demande aussi une étroite surveillance des partenariats avec les universités étrangères. Enfin, la délégation réclame un meilleur contrôle des investissements étrangers dans les entreprises françaises. Des dispositions existent déjà pour étudier – et éventuellement bloquer – des investissements étrangers dans les sociétés cotées en bourse à partir du moment où ils concernent au moins 25 % des droits de vote. Depuis le Covid, ce seuil a été réduit à 10 %, niveau auquel la délégation recommande de le maintenir de façon pérenne.

Pour renforcer son arsenal de lutte contre les ingérences, la France fait aussi face à un défi démocratique et devra prendre des mesures « compatibles avec les valeurs d’un système démocratique que sont notamment la liberté d’expression, le pluralisme des médias, la libre concurrence, la transparence, la protection des données personnelles… », pointe le rapport. C’est pour cette raison que la délégation propose de soumettre ses recommandations au vote des parlementaires, en les intégrant à un projet de loi. La balle est ainsi dans le camp du gouvernement pour s’emparer du sujet. Premier signe positif à cet égard : la loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit de consacrer 5 milliards d’euros supplémentaires au renseignement, soit un doublement du budget des différents services.

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