Nicolas Baverez : « Si on augmente les impôts tout de suite, on tue la reprise »

Nicolas Baverez : « Si on augmente les impôts tout de suite, on tue la reprise »

Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire.Aujourd’hui, le regard de… Nicolas Baverez, historien, économiste, essayiste, éditorialiste au Point et au Figaro, auteur de "L'alerte démocratique".
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Par Rebecca Fitoussi

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Revenons d'abord sur l'ouverture du « Ségur de la santé » et les promesses d'Édouard Philippe : hausse significative des salaires des soignants, pas de tabou sur la question du temps de travail à l’hôpital, tarification à l'acte revue et corrigée voire supprimée. Est-ce que cette approche vous semble la bonne ?

 

Ce qui est très important, c'est que cela reste un « Ségur de la santé » et pas seulement un Ségur de l'hôpital. On pensait avoir l'un des meilleurs systèmes de santé du monde et on s'est aperçu que cela n'était pas du tout le cas. La France est largement passée à côté de cette crise sanitaire. Le système, la politique de santé publique a failli et ce sont les soignants qui ont réussi avec beaucoup de créativité à tenir le choc dans des conditions très limites, notamment dans l'Est de la France. Il y a un problème à l'hôpital, c'est certain, un malaise qui était déjà très présent, mais il y a derrière cela un système de santé qui lui-même ne fonctionne pas. Dans le Grand-Est par exemple, on a vu cette chose absurde où l’on envoyait des malades en Allemagne ou dans les autres régions parce que les hôpitaux ne voulaient pas les envoyer dans les cliniques. On a vu des médecins qui s'organisaient pour répartir des malades et une ARS (Agence régionale de santé, ndlr) qui était complètement paralysée. On a aussi vu la lourdeur bureaucratique du système sur les masques, sur les tests, on a vu la dépendance très grande vis-à-vis de la Chine pour les médicaments, pour le matériel de protection et pour les équipements.

Pour trouver une solution, il faut évidemment s'attaquer au malaise de l'hôpital public mais il y a aussi cette articulation avec la médecine de ville, l'articulation avec le secteur privé, l'articulation avec l'industrie biomédicale. Et là, clairement, il va falloir relocaliser et réindustrialiser. Encore faut-il que ces entreprises puissent travailler en France et notamment conduire des essais cliniques et que l'on desserre le carcan réglementaire, normatif, administratif, bureaucratique, fiscal qui a étouffé l'hôpital, mais qui a aussi étouffé tout ce qui va autour.

 

Vous employez le mot "carcan". C'est aussi le mot utilisé par Martin Hirsch, le patron de l'AP-HP, dans Les Échos. Il nous dit précisément ceci : "Ce qui est sûr, c'est que l'addition des rigidités budgétaires et normatives rend le système explosif. On ne peut demander à un univers aussi complexe de se réformer dans un carcan". Vous êtes donc exactement sur la même ligne ?

 

Oui, mais je l'étends. Ce carcan ne concerne pas seulement l'hôpital, il concerne vraiment tout le système de santé. Et puis il faut être clair, on ne pourra pas faire de démagogie. Il faut remettre de l'argent dans le système de santé, mais remettre de l'argent dans le système de santé, c'est incompatible avec ce qu'on a fait, c’est-à-dire la santé gratuite pour tout et pour tous.

 

Que voulez-vous dire ?

 

Qu'est ce qui s'est passé ? On avait un système de santé qui était effectivement plutôt bon et progressivement, parce qu'on a voulu le rendre gratuit mais qu'on ne voulait pas déséquilibrer les comptes de la Sécurité sociale, et bien l'ajustement s'est fait par la dégradation des soins et par la pénurie. Des déserts médicaux, une dégradation de la qualité, une impasse sur les équipements, sur les capacités hospitalières dont on a vu le résultat à l'occasion de cette épidémie.

 

Attention la santé gratuite est un sujet sensible en France. Concrètement, qu'est-ce que cela pourrait donner ?

 

Je ne parle évidemment pas de tous les soins lourds. L'épidémie montre à quel point c'est important d'avoir une santé publique, ce serait absurde de faire comme aux États-Unis et de laisser toute une partie de la population sans couverture santé, avec des risques majeurs qui se transmettent aux autres. Mais pour les soins courants, l'idée que tout soit gratuit, quoiqu'il arrive, cela n'a aucune justification ni économique ni sanitaire. Prenez par exemple la consultation du médecin pour une grippe qui n'est pas le Covid en période d'épidémie, il n'est pas du tout anormal qu'il y ait une participation, de même pour les médicaments qui sont devenus pratiquement totalement gratuits.

 

Cela pourrait être en fonction des revenus ou la même participation pour tous ?

 

Cela pourrait faire partie des choses à discuter, peut-être en fonction des revenus oui. Mais il faut être clair, il va falloir remettre de l'argent. Cette année, la Sécurité sociale va être en déficit de plus de 40 milliards d'euros. Si on veut remettre de l'argent dans le système, cela veut dire qu'on veut avoir un meilleur système de santé, et bien le citoyen devra aussi participer au financement.

 

Autre piste économique post-Covid qui ne concerne plus l'hôpital mais le pouvoir d'achat des Français, c'est une proposition de Gérald Darmanin dans le Journal du dimanche. Il veut généraliser et étendre l'actionnariat salarié. Il nous dit ceci : "il est temps de ressusciter la grande idée gaulliste de la participation."

L'idée n'est pas nouvelle mais est-elle valable ? 

 

C'est en effet une idée gaulliste qui remonte au RPF des années 1950. C'est Raymond Aron qui avait été chargé de cette commission avec l'idée de dépasser la lutte des classes et de dépasser l'affrontement entre le capital et le travail. En fait, il y a déjà pas mal d'instruments qui existent. Là aussi, ce qu'il faut bien voir, c'est que la participation n'a de sens que si on a d'abord un tissu d'entreprises solides et qui vont bien. La participation, c'est l'idée que les salariés deviennent actionnaires, ce qui au passage veut dire qu'il faut arrêter de taper sur les dividendes parce que les dividendes servent aussi pour les salariés actionnaires. L'autre aspect, et c'est aussi ce à quoi il faut faire attention, c'est que lorsque vous êtes salarié, vous dépendez déjà de l'entreprise pour votre emploi et pour votre revenu. Or, si vous en dépendez aussi pour la partie de votre revenu qui relève des dividendes, cela va accroître cette dépendance.

 

Donc l'idée de Gérald Darmanin ne tient pas la route ? C'est ce que vous nous dites ?

 

Non, mais je pense que ce n'est pas avec cela qu'on va régler notre problème économique. Quel est le problème aujourd’hui ? C'est que la France est parmi les pays les plus touchés dans le monde sur le plan sanitaire et sur le plan économique. On a un PIB qui va diminuer de 10% à 12% cette année. L’Allemagne va retrouver son niveau de richesse dès la fin 2021. Pour nous, ce ne sera pas avant 2023, peut-être même 2025. Ce que personne n'a intégré jusqu'à présent, c'est que la perte de pouvoir d'achat va être massive. On va la lisser un peu avec la dette publique mais ce n'est pas avec la participation qu'on va pouvoir gérer ce choc. Par ailleurs, il va être amplifié par la montée du chômage. Donc, la priorité aujourd'hui, la priorité absolue, c'est d'arriver à remettre en route très vite la production et le tissu des entreprises.

 

Quid des impôts ? Gérald Darmanin ferme la porte à une augmentation des impôts. Il ferme aussi la porte à un retour de l'ISF. Qu'en pensez-vous ?

 

Il a tout à fait raison. Aujourd'hui, le problème de l'État, c'est qu'il doit préserver sa future base fiscale et ses recettes fiscales. Au bout du bout, ce sont les entreprises qui génèrent la croissance potentielle et les recettes fiscales de demain. On a déjà un exemple. En 2009, sortie du krach financier de 2008, du krach du capitalisme mondialisé. On a relancé la course aux dépenses publiques et à la dette publique et on a augmenté massivement les impôts. Résultat, la France s'est coupée de la croissance et de la reprise mondiale. Il y a aussi eu l'impact de la politique de la BCE (Banque centrale européenne, ndlr) dirigée par Jean-Claude Trichet qui a monté ses taux en 2008 / 2011, on a donc ajouté une crise de l'euro à la crise mondiale. Avec ces deux facteurs, le résultat c'est que la reprise démarre en France en 2015 alors qu'elle démarre en 2009 aux États-Unis. Donc, il ne s'agit pas de faire la même chose.

 

Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, nous dit que ce sont les contribuables qui paieront cette crise. "Premièrement, il faudra rembourser les emprunts et deuxièmement, l'État sera conduit à avoir une politique budgétaire assez stricte." dit-il. Qu'en pensez-vous ?

 

C'est vrai que la dette devra être remboursée, contrairement à ce qu'on dit. Une partie peut être renouvelée au sein des comptes de la Banque centrale européenne et en fait à 90% dans les comptes de la Banque de France, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent. Mais si cette dette est renouvelée, il n'y a pas de problème de court terme. C'est un peu ce qui s'est passé après la première ou après la deuxième Guerre mondiale. On avait un niveau d'endettement de 200% à 300% du PIB. Comment est-ce qu'on peut rembourser? Avec de la croissance. Si on a de la croissance, on peut rembourser dans le temps. Ce qui est vrai, c'est qu'il faudra bien des recettes fiscales pour rembourser cette dette et ses intérêts, même s'ils sont très faibles puisqu'on est en taux négatif. C'est là où il y a une stratégie de politique économique à avoir. En tous cas, si on augmente les impôts tout de suite, on tue la reprise.

 

"Pour tous les économistes, le pire est devant nous". C'est le titre d'un papier du Figaro Economie. Vous partagez cette idée ? Le pire est devant nous ? Les aides de l'État ont un peu anesthésié les entreprises, mais le réveil sera douloureux ?

 

Les aides de l'État ont anesthésié tout le système. Elles ont secouru les entreprises mais suivant les secteurs les situations sont très différentes. Il y a beaucoup de toutes petites entreprises, d'entrepreneurs, de commerçants et d'artisans qui vont perdre le travail d'une vie. Cela va créer beaucoup de ressentiment et de colère sociale. Il y a beaucoup de gens qui vont se retrouver au chômage. Il y a aussi cette idée que les revenus étaient garantis par l'État et je pense que le terme de "nationalisation" des salaires a été particulièrement malheureux parce qu'on a installé l'idée qu'on irait quasiment jusqu'au mois de septembre avec un pont géant de mars à septembre qui serait financé par l'État, que les salaires restaient individuels mais qu'on socialisait le financement par l'État. C'est quelque chose de dangereux.

 

Quand le choc arrivera-t-il ? Le choc arrivera quand les entreprises feront leurs comptes et qu'un certain nombre d'entre elles ne rouvriront ou licencieront massivement. On aura un premier choc à la rentrée de septembre et on aura un deuxième choc début 2021, quand les entreprises feront les comptes de cette terrible année 2020. On peut essayer de gérer cette période terrible de deux manières : d'abord en facilitant par tous les moyens la reprise, en donnant plus de flexibilité aux entreprises (l'État doit renoncer à un certain nombre de créances fiscales et sociales), et puis articulant la reprise nationale à la relance européenne. Mais tout cela avec l'idée que la priorité absolue, c'est produire, produire, produire, comme en 1945.

 

Sur la question du chômage, François Hollande a avancé un chiffre sur France Inter. "On peut penser qu'il y aura plus d'un million de chômeurs de plus d'ici la fin de l'année." dit-il... Il vise juste ?

 

C'est possible oui. C'est vrai que ça va être un choc très important. Un choc sur les revenus. Un choc sur la production. Et puis, évidemment, un choc psychologique. Ce qu'il faut absolument éviter, c'est l'engrenage de la dépression : on n'arrive plus à produire, les entreprises licencient, il y a moins de revenus, il y a moins de demandes, donc les entreprises vont encore moins bien. C'est ce qui s'est passé dans les années 30 et c'est ce qu'il faut éviter à tout prix. L'État a commencé à aider en utilisant sa réassurance pour garder un peu d'oxygène dans le système, mais maintenant, il faut redonner de la confiance à tout le monde pour éviter cet engrenage de la récession et de la dépression. Il faut le faire en France et il faut le faire en Europe. C'est très important parce que l'autre aspect qu'il ne faut pas oublier, c'est que ces terribles chocs, ces crises, renforcent les plus forts et affaiblissent ceux qui vont moins bien. Or, la France est rentrée très affaiblie dans cette crise puisque c'était déjà une économie qui avait une faible croissance. On n'était pas revenu au plein emploi contrairement à tous les autres. On avait une dette publique de 100% du PIB, un déficit de 3% du PIB, avec un climat social et politique très dégradé : les gilets jaunes, les grèves contre la réforme des retraites. On est vraiment parti avec un gros handicap. Le vrai risque pour le pays c'est d'être déclassé au sortir de cette crise et d'être dans la situation qui était celle de l'Italie avant l'épidémie. L'Italie se retrouvant elle-même dans la situation qui était celle de la Grèce.

 

Et si notre salut venait de l'Europe ? Que pensez-vous du plan de relance proposé par le couple franco-allemand ?

 

Je ne crois pas que le salut vienne de l'Europe. Je pense que l'Europe peut aider au salut. Pourquoi est-ce que le plan de relance européen est très important ? D'abord parce que l'Europe est le continent le plus touché en termes économiques avec une baisse de l'ordre de 8% à 10% pour la zone euro. Le PIB de l'Union, c'est 15 000 milliards d'euros donc cela veut dire que l'on va perdre 1500 milliards d'euros. La première bonne idée, c'est d'essayer sur ces 1500 milliards, d'en compenser le tiers par l'Europe elle-même avec une capacité d'emprunt. L'autre idée, c'est de ne pas faire de prêts, mais des transferts vers les secteurs, les régions ou les pays les plus touchés, mais aussi d'essayer d'utiliser cet argent pour accélérer la transformation structurelle en ciblant des investissements qu'on sait utiles dans la lutte contre le réchauffement climatique, la résilience, la sécurité, la santé ou l'éducation. L'autre aspect qui est très important, c'est que si on laisse diverger le Nord et le Sud de la zone euro, on va se retrouver comme en 2011, c’est-à-dire avec une crise majeure de la zone euro. Si la zone euro éclate, le grand marché éclate aussi et là, on sera vraiment dans une dynamique type années 1930.

 

Dans votre éditorial du Figaro, au sujet de ce plan franco-allemand, vous écrivez : "ce projet porte en réalité la marque d'Angela Merkel qui a eu l'habileté de s'effacer pour secourir le président français, très affaibli par sa gestion défaillante de l'épidémie de Covid-19, tout en évitant d'afficher le leadership de l'Allemagne."

Angela Merkel aurait été bienveillante à notre égard ?

 

Non mais Angela Merkel avait deux bonnes raisons de bouger. D'abord, la décision absolument majeure de la Cour de Karlsruhe qui a non seulement remis en question les plans d'achats d'actifs de la BCE, mais qui a aussi remis en question le primat du droit européen sur les droits nationaux. En fait, la Cour de Karlsruhe a pointé une vraie difficulté de la politique européenne, c’est-à-dire que les gouvernements se sont défaussés de leur responsabilité sur la Banque centrale européenne depuis que Mario Draghi en a pris la tête en 2015. La BCE en fait beaucoup et l'Europe n'en faisait pas assez, et de ce point de vue-là, Angela Merkel a bien perçu le message. Il y a un deuxième message, c'est que lorsqu'on regarde l'économie allemande, les exportations représentent 47% du PIB. Or, il faut être clair, dans le climat de guerre commerciale technologique déchaînée entre les États-Unis et la Chine, Pékin se recentre sur son marché intérieur et les États-Unis sont dans un tournant protectionniste et nationaliste qui va continuer. L'une des cibles, c'est l'Europe et dans l'Europe, c'est l'Allemagne. Si le grand marché européen explose, si l'Europe s'effondre, l'Allemagne aura des difficultés avec la Chine et avec les États-Unis. Elle n'a donc pas d'autre option stratégique que l'Europe. C'est pour cela que Mme Merkel a bougé.

 

Pourquoi est-ce un plan surtout allemand ?

 

Parce que 500 milliards d'euros, c'est évidemment une somme colossale, mais cela n'est qu'un tiers des pertes et c'est à la mesure de l'Union. Par ailleurs, ce sera intégré au budget de l'Union, ce qui était la demande de Mme Merkel. Troisièmement, il n'y a pas de mutualisation des dettes. Il n'y a pas les corona bonds demandés par l'Europe du Sud. Enfin, ce qu'on oublie, c'est qu'il y a une vraie conditionnalité. Deux conditions sont posées : une politique économique qui soit saine et des réformes structurelles sérieuses pour les pays qui vont bénéficier de ces transferts.

 

Cela signifie qu'il y a encore cette bataille entre les "pays fourmis" et les "pays cigales" ?

Pas une bataille puisqu'il y a un plan d'aide. En revanche, il est clair qu'il va y avoir des discussions sur trois choses très importantes. Premièrement, où est-ce qu'on investit cet argent ? Il ne pourra pas être par exemple investi dans des transferts sociaux. Deuxièmement, quelles sont les conditions ? Qu'est-ce qu'on met derrière la politique économique saine et les réformes structurelles ? Et la troisième chose qui va être demandée et qui sera compliquée, c'est qui contrôle et comment ?

 

Tout cela est donc de nature à rassurer l'Autriche, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas ?

 

Oui, et c'est là où le plan Merkel est assez adroit. C'est qu'en réalité, dans ce qui est proposé, il n'y a pas de mutualisation des dettes. Ce plan répond en très grande partie aux demandes de ceux qu'on appelle soit les fourmis, soit les frugaux.

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