Conformément à sa stratégie de communication, quand Sébastien Lecornu parle, c’est pour dire quelque chose. Trois semaines après sa nomination, le Premier ministre a pris la parole pour la deuxième fois.
En amont des derniers entretiens avec les forces politiques d’opposition avant l’annonce de son gouvernement, il a donc répondu favorablement à une demande du PS. Il renonce à utiliser l’article 49.3 de la Constitution qui permet au gouvernement de faire adopter des textes sans vote. « Nous sommes dans le moment le plus parlementaire de la Ve République […] Il faut que chaque député puisse avoir du pouvoir », a-t-il justifié.
Un changement dans le mode de gouvernance apprécié assez fraîchement par les oppositions de gauche, du RN, mais aussi de LR qui attendent toujours des garanties sur la copie budgétaire du gouvernement (lire nos articles ici et ici).
Cet article « est perçu comme un outil anti démocratique »
Dans ces conditions, l’annonce du non-recours au 49.3 s’adresse en premier lieu aux Français. C’est ce que relève Julien Bonnet, professeur de droit public à l’Université de Montpellier. « Il s’agit d’un geste politique fort. L’article 49 aliéna 3 doit être la disposition la plus connue des Français. Cet article est devenu un symbole d’un pouvoir qui passe en force. Il est perçu comme un outil anti démocratique alors que ce ne l’est pas forcément, car il répond aussi à des impératifs d’actions publiques. Sébastien Lecornu utilise l’opinion publique pour mettre la pression sur les oppositions ».
Par cette annonce, le Premier ministre tente un coup double : échapper à une motion de censure tout en faisant adopter un budget par le Parlement d’ici la fin de l’année. Mais comme le note Emilien Quinart, maître de conférences en droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, « le Premier ministre ne prend pas beaucoup de risques puisque le recours à l’article 49.3 l’aurait conduit de toute façon à faire face à une motion de censure et à probablement être renversé. Il fait de nécessité vertu ».
Un point de vue partagé par la constitutionnaliste, Anne Charlène Bezzina, maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen. « L’avenir de Sébastien Lecornu est suspendu à l’adoption par le Parlement d’une motion de censure spontanée prévue à l’article 49.2 de la Constitution. C’est bien de dire que la responsabilité du gouvernement ne sera pas engagée sur le vote du budget ou du budget de la Sécurité sociale, mais encore faut-il qu’il tienne jusque-là. On voit bien qu’il veut faire un appel du pied à la gauche qui, depuis François Mitterrand, critique le système du parlementarisme rationalisé. La logique de Sébastien Lecornu est quand même suicidaire. Sans coalition majoritaire, son appel à la culture du compromis résonne dans le vide. En se privant de l’article 49.3, il rejette aussi la gouvernance négative qui prévalait jusque-là. C’est-à-dire qu’il a besoin d’une majorité de 289 députés pour faire adopter le budget. En termes de logique politique, c’est plus délicat pour l’opposition car personne ne va vouloir sortir de son couloir programmatique ».
« Un parti se définit dans la majorité ou l’opposition à partir du moment où il vote ou non le budget », complète Benjamin Morel, maître de conférences en droit public et en droit constitutionnel à l’Université Paris Panthéon-Assas, qui qualifie le geste de Sébastien Lecornu « d’un peu désespéré ».
Au vu de la tripartition du Parlement, le Premier ministre a considéré qu’il ne pouvait « pas passer en force ni « contraindre ses oppositions ». Il promet de « changer de méthode, de bâtir des compromis avant la séance, pendant la séance, après la séance », en commission mixte paritaire.
Ce respect annoncé de la voix des parlementaires, certes louable sur le principe, fait courir le risque à Sébastien Lecornu de voir apparaître un budget « Frankenstein », comme le qualifie Benjamin Morel. En novembre dernier, le volet recettes du projet de loi de finances 2025 avait été rejeté par l’Assemblée nationale après l’ajout de près de 35 milliards de taxes supplémentaires en provenance d’amendements de la gauche et du RN.
Su X, le ministre de l’Intérieur démissionnaire, Bruno Retailleau a dit craindre qu’une « coalition des démagogues » aboutisse « au vote d’un budget qui serait contraire aux intérêts supérieurs de notre pays ».
A gauche, on rappelle les nombreux outils du « parlementarisme rationalisé », qui permettent au gouvernement de garder le contrôle du débat, au premier desquels l’article 44. 3 de la Constitution utilisé pendant la réforme des retraites et cette année lors de l’examen de la proposition de loi de réforme de l’audiovisuel public au Sénat. Il permet au gouvernement de contraindre une assemblée à un vote unique, sur un article de loi ou la totalité d’un texte, en ne retenant que les amendements qu’il souhaite voir adopter.
« Jouer le budget du Sénat contre celui des députés »
Une autre voie de cadrage consiste à passer par le filtre de l’article 40 qui rend irrecevable les amendements formulés par les membres du Parlement lorsque leur adoption aurait pour conséquence l’aggravation d’une charge publique. « Le gouvernement n’est pas non plus obligé de donner le dernier mot à l’Assemblée nationale. En cas de rejet du budget par l’Assemblée, il peut poursuivre la navette et jouer le budget du Sénat contre celui des députés », note Benjamin Morel.
La Constitution donne, en effet, quarante jours à l’Assemblée nationale pour examiner le budget. Si les députés ne l’ont pas voté dans ce délai, le gouvernement doit l’envoyer au Sénat, qui doit statuer sous quinze jours. Les amendements votés par le Palais Bourbon sont alors oubliés au profit de ceux adoptés par le Palais du Luxembourg, ou la droite est majoritaire. Une commission mixte paritaire, réunissant des députés et sénateurs est ensuite mise en place pour décider du texte final. Si les députés rejettent les conclusions de la CMP, sans recours au 49.3, le gouvernement n’a pas d’autre choix que de demander une nouvelle lecture du budget au Parlement.
Mais le gouvernement est pris par le temps. La Constitution laisse en tout 70 jours au Parlement pour examiner le budget et 50 jours celui de la Sécurité sociale. Sans quoi, le gouvernement peut avoir recours à l’article 47 qui lui permet de mettre en œuvre les dispositions des deux lois de finances par ordonnances dans le cas où le Parlement « ne s’est pas prononcé » sur le budget. Un article jamais utilisé sous la Ve République.
« Le problème, c’est qu’il y a énormément d’incertitudes autour de ces ordonnances. Déjà on ne sait pas ce que veut dire « se prononcer ». Est-ce que ça revient à dire que le Parlement ne se serait pas prononcé en cas de vote contre, ce serait une interprétation extensive du texte. Mais on ne sait pas non plus qui est compétent pour contrôler ces ordonnances. Est-ce que c’est le conseil d’Etat ou le Conseil constitutionnel ? Le garant de la Constitution, c’est le Président. Qui se sentira légitime pour s’imposer ? On s’oriente déjà vers la loi spéciale comme l’année dernière », analyse Anne Charlène Bezzina.
Dans le cas où le gouvernement n’a pas réussi à obtenir de la part du Parlement un vote favorable sur la première partie, il peut déposer avant le 19 décembre un projet de loi spéciale. Celle-ci autorise l’État à continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances. Côté dépenses, le gouvernement procède par décret, sur la base des montants votés l’an passé, ce qui ne l’exonère pas de l’adoption d’une loi de finances en bonne et due forme. L’enjeu pour Sébastien Lecornu est de tenir jusque-là.