L’ancien avocat, garde des Sceaux, président du Conseil constitutionnel et sénateur, Robert Badinter, va faire son entrée au Panthéon. Lors d’un hommage national rendu après sa mort en février 2024, Emmanuel Macron avait annoncé que son nom devait « s’inscrire au côté de ceux qui ont tant fait pour le progrès humain et pour la France ». Robert Badinter était « la République faite homme », « une force qui vit et arrache la vie aux mains de la mort », avait loué le chef de l’Etat.
Le professeur de droit public, Paul Cassia, auteur en 2009 de « Robert Badinter, un juriste en politique » (ed Fayard) avait eu le privilège de recueillir les souvenirs de l’ancien garde des Sceaux et d’accéder aux archives du père de l’abolition de la peine de mort. Il revient pour publicsenat.fr sur le parcours de cet illustre défenseur des libertés dont le combat semble paradoxalement, au moment de sa panthéonisation, à « contrecourant » des grandes tendances du débat public actuel. Entretien.
Dans quel contexte avez-vous rencontré Robert Badinter ?
Après avoir publié quelques ouvrages techniques en science juridique, m’a pris l’envie de décrire le parcours d’un juriste illustre de manière accessible à un large public. Il m’a semblé que le plus illustre des juristes était notre contemporain, Robert Badinter. Je lui ai envoyé une lettre d’intention en 2007, lui demandant un accord de principe et, dans l’affirmative, si je pouvais alors enrichir l’ouvrage d’entretiens avec lui. Il m’a répondu par téléphone et a accepté que je rédige sa biographie intellectuelle.
La panthéonisation de Robert Badinter, fervent défenseur des libertés, qui souhaitait rendre les prisons plus humaines, qui a érigé le droit d’asile au rang de droit fondamental lorsqu’il était président du Conseil constitutionnel… n’est-ce pas à contrecourant de l’ambiance du débat public actuel ?
Oui, c’est un évènement à rebrousse-poil d’une tendance sociétale profonde depuis 2001, pas seulement en France d’ailleurs. Celle de l’effacement des libertés au profit d’une inatteignable sécurité absolue. Une tendance où sont privilégiées les fausses informations à l’exactitude matérielle des faits. C’est précisément pourquoi la panthéonisation de Robert Badinter est importante : elle permet de confronter le présent à la pensée d’un homme viscéralement attaché aux libertés, et partant de mesurer leur recul effrayant.
Pourtant, comme vous le rapportez dans le livre, tout au long de son parcours, Robert Badinter a heurté une partie de l’opinion.
Il n’était pas apprécié d’une grande partie de l’opinion publique mais pour des raisons différentes. Pour certains, il représentait la bourgeoisie ; pour d’autres, le laxisme judiciaire ; et pour d’autres encore, il était un intrus dans la vie politique. Son parcours est d’ailleurs assez singulier. Dans les années 60-70, à trois reprises, il a échoué à se faire élire député. Quand François Mitterrand a été élu en 1981, ce n’est pas lui qui a d’emblée été nommé garde des Sceaux, mais Maurice Faure. Il a fallu que ce dernier démissionne un mois plus tard pour que Robert Badinter soit nommé ministre de la Justice.
Son arrivée place Vendôme, notamment pour appliquer la promesse de François Mitterrand d’abolir de la peine de mort, correspond à un mouvement inverse qui émerge dans la société française de l’époque.
Vous faites ici référence à une loi emblématique du prédécesseur de Robert Badinter, Alain Peyrefitte (garde des Sceaux de 1977 à 1981 ndlr). Sa loi Sécurité et liberté du 2 février 1981 était axée sur l’idée qu’en matière d’ordre public, la répression était la meilleure des préventions. En réalité, à la fin des années 1970, il y a eu ce qu’il faut bien appeler une politisation sinon une instrumentalisation de toute une série de faits divers par le ministère de la Justice. Le ministère a eu recours à des publicitaires pour plus d’un million de francs afin de vanter les mérites du projet de loi. Par la mise en avant d’une insécurité grandissante, la droite espérait en tirer un bénéfice politique. A l’inverse en effet, pour Badinter, c’est le renforcement des libertés judiciaires qui est source de paix publique.
Robert Badinter a été le président du Conseil constitutionnel de 1986 à 1995, que peut-on retenir de son passage ?
Parmi tant d’éléments importants du « Conseil Badinter », il faut rappeler que, dès 1989, il a poussé pour la mise en place d’un contrôle de la constitutionnalité des lois promulguées à l’initiative des citoyens, avec le filtre du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation. Ce qu’on appelle l’exception d’inconstitutionnalité. Il faudra attendre la révision constitutionnelle de 2008 pour voir cette réforme aboutir, et être désormais d’application quotidienne dans l’ensemble des juridictions françaises – c’est la désormais fameuse « QPC » (question prioritaire de constitutionnalité).
Son passage rue de Montpensier correspond aussi aux premiers soupçons de politisation de l’institution. Ça n’a pas changé…
Les accusations de politisation par le gouvernement Chirac ont effectivement marqué la présidence Badinter. Le Président de la République aurait pu nommer à la présidence du Conseil constitutionnel par exemple un professeur de droit sans expérience politique, mais il a choisi de désigner son garde des Sceaux en exercice à la tête du Conseil. Ces soupçons n’ont pas trouvé de traduction concrète de 1986 à 1995. Durant son mandat, Robert Badinter a garanti la neutralité de l’institution – une de ses maximes sur « le devoir d’ingratitude » à l’égard de l’autorité politique qui nomme au Conseil est souvent rappelée par tous les membres de l’institution – et la marge de manœuvre du Parlement, nécessaire au bon équilibre des pouvoirs. Il a renforcé certains principes républicains, à l’instar de l’indivisibilité du peuple français dans une décision sur la Corse. Il a renforcé le droit d’asile, et a reconnu la dignité de la personne humaine comme un principe applicable par le juge.
Qu’est ce qui faisait de Robert Badinter un homme politique hors du commun ?
La constance dans son attachement irréductible aux droits de l’Homme. La défense des libertés était l’unique vecteur de sa pensée et de son action. Cette fidélité à des valeurs – à ces valeurs intemporelles et universelles – est même exceptionnelle en politique. Comme un tableau impressionniste, toutes les touches nées de ses nombreuses activités publiques permettent de brosser une ligne de vie d’une parfaite cohérence. Cela fait de lui une figure unique dans le paysage public français, qui justifie sa panthéonisation.