Le gouvernement a annoncé mardi la réquisition d’une partie des personnels pour le déblocage des dépôts de carburants du groupe Esso-Exxonmobil. Malgré un accord salarial conclu lundi sur une revalorisation des salaires, les syndicats majoritaires au sein des deux raffineries françaises du groupe, la CGT et FO, ont reconduit le mouvement de grève lancé le 21 septembre. « Ce ne sont pas des accords a minima. Les annonces de la direction sont significatives. Dès lors, j’ai demandé aux préfets d’engager, comme le permet la loi, la procédure de réquisition des personnels indispensables au fonctionnement des dépôts de cette entreprise », a déclaré la Première ministre Élisabeth Borne lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale. En parallèle, des négociations sur les salaires doivent s’ouvrir chez TotalEnergies, où trois raffineries et un dépôt de carburants sont également bloqués par le même mouvement de grève. « Le dialogue social est toujours plus fécond que le conflit », a lancé Élisabeth Borne, avant d’avertir : « A défaut, le gouvernement agira, là encore, pour débloquer la situation ».
Un tiers des stations-service du pays est désormais affecté par des pénuries de carburants. Le gouvernement a indiqué ce week-end avoir fait débloquer une partie des stocks stratégiques, mais l’opposition de droite continue de réclamer des mesures supplémentaires. Sur le plateau du Grand Jury RTL - Le Figaro - LCI dimanche, Bruno Retailleau, le chef de file des sénateurs LR, avait demandé « des réquisitions pour libérer la force de production de nos raffineries ». « Lorsqu’il y a obstruction, il y a des principes de droit que la force publique peut parfaitement faire respecter. Le gouvernement est en train de se défausser », avait déploré le Vendéen. L’exécutif n’a plus eu recours aux réquisitions de salariés depuis 2010, un dispositif encadré par la loi, et dont les syndicats ont souvent dénoncé l’incompatibilité avec le droit de grève.
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Un mécanisme à double tranchant
Le gouvernement peut décider d’une réquisition nationale, par voie de décret pris en Conseil des ministres, ou au niveau local en passant par le préfet, qui est le représentant de l’autorité de l’Etat à l’échelle du département ou de la région. « La réquisition préfectorale est presque exclusivement privilégiée parce que la procédure est moins lourde, donc plus rapide et plus efficace. Par ailleurs, dans la mesure où il s’agit souvent de faire face au blocage d’un ou de quelques sites stratégiques, l’échelon local s’avère plus pertinent », relève le constitutionnaliste Benjamin Morel auprès de Public Sénat.
Effectivement, les exemples de réquisition nationale sont plutôt rares. L’un d’eux surtout, a laissé quelques traces. En juin 1959, un décret publié au Journal officiel prévoit la réquisition des personnels de la SNCF pour la journée du 16, après un appel à la grève des organisations syndicales. Mais il ne sera pas appliqué, l’ordre de grève ayant été suspendu par la reprise des négociations. En 1962, ce sont les conducteurs de métro qui sont réquisitionnés face à un débrayage à la RATP. Le tournant intervient pendant la grève des houillères de mars-avril 1963. Les mineurs, qui réclament un rattrapage salarial, font l’objet d’une réquisition dont le décret, signé par Charles de Gaulle depuis Colombey-les-Deux-Eglises, soulève un véritable tollé chez les syndicats. En Lorraine, terre gaullienne par excellence, la réquisition n’est pas suivie. « Les grèves de 1963 sont importantes dans l’histoire de la Cinquième République. Charles de Gaulle chute de plus de dix points dans les enquêtes d’opinion, ce qui marque en quelque sorte la fin de son état de grâce. Le président laisse à son premier ministre, Georges Pompidou, le soin de résoudre la crise. Cet épisode accentue la dissociation des rôles entre le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, tout en laissant une forme de traumatisme chez les exécutifs suivants », rappelle Benjamin Morel.
La nécessité d’une menace pour l’ordre public
La réquisition préfectorale, on l’aura compris, est beaucoup moins risquée sur un plan politique. C’est le mécanisme qu’a choisi d’activer Elisabeth Borne ce mardi. Il s’exerce dans le cadre de l’article L2215-1 du Code général des collectivités territoriales. « En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. »
Les personnes réquisitionnées, grévistes ou non, qui ne se plieraient pas à cette obligation encourent six mois d’emprisonnement et 10 000 euros d’amende. Elles doivent en revanche être rétribuées pour les taches qui leur seront demandées.
La motivation de cette réquisition est un point essentiel, d’autant plus que dans le cas d’Esso-Exxonmobil et de TotalEnergies, il s’agit d’entreprises privées, qui n’appartiennent pas à un service public. Par ailleurs, si l’on peut considérer que l’approvisionnement en pétrole revêt une importance stratégique de premier plan, le maintien d’une activité économique n’est pas nécessairement corrélé à la préservation de « la tranquillité et de la sécurité publique ». « TotalEnergies n’est pas un service public. Mais sans carburant, vous ne pouvez plus faire rouler les ambulances, les pompiers, les bus… Suivant cette logique, la perquisition permet de rétablir la continuité du service public », pointe Benjamin Morel.
Une atteinte au droit de grève ?
En octobre 2010, la grogne contre la réforme des retraites lancée par Nicolas Sarkozy s’accompagne du blocage de 12 raffineries. Le gouvernement passe par des arrêtés préfectoraux pour relancer trois sites, dont celui de Gargenville dans les Yvelines. Saisis par les grévistes, qui invoquent une atteinte au droit de grève, le tribunal administratif de Versailles puis le Conseil d’Etat refusent tour à tour de suspendre la réquisition. Dans leur décision, les Sages du Palais Royal « reconnaissent la réalité des risques pesant sur le maintien de l’ordre public », évoquent le risque de paralysie aérienne à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle et, plus largement, une menace pour « le ravitaillement des véhicules de services publics et de services de première nécessité » en Île-de-France.
En revanche, à la même période, le tribunal administratif de Melun ordonne la suspension de la réquisition de la raffinerie de Grandspuit, en Seine-et-Marne. Dans ce cas, la justice a reconnu « une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève », notamment du fait de la réquisition de « la quasi-totalité du personnel de la raffinerie ». Dans la foulée, un nouvel arrêté pris par le préfet de Seine-et-Marne cantonne la réquisition salariale au personnel strictement nécessaire. La réquisition est en effet considérée comme un service minimal, elle ne peut pas être un retour à la normale. « La mise en place d’un service minimum est-elle une manière de ménager les services publics ou est-ce une façon de casser la grève qui ne dit pas son nom ? Sans doute l’un et l’autre », observe toutefois Benjamin Morel.
En novembre 2011, l’Organisation internationale du travail (OIT), l’une des agences de l’ONU, adresse ses remontrances à la France, considérant que le gouvernement s’est livré à une interprétation abusive des textes de loi pour procéder aux réquisitions d’octobre 2010. « Ni la distribution de pétrole pour le fonctionnement du transport aérien ni le transport en lui-même ne sauraient être considérés comme des services essentiels au sens strict du terme. En outre, les considérations économiques ne devraient pas être invoquées pour justifier des restrictions au droit de grève », lit-on dans le 362e rapport du comité de la liberté syndicale.
« Cependant […] en cas de paralysie d’un service non essentiel au sens strict du terme dans un secteur de très haute importance dans le pays – comme peut l’être le transport de passagers et de marchandises –, l’imposition d’un service minimum peut se justifier », concède l’OIT, qui appelait alors le gouvernement à ne plus procéder unilatéralement, et à décider des réquisitions en consultation avec les organisations de travailleurs et d’employeurs. Une recommandation à l’épreuve, semble-t-il, de la méthode d’« écoute » et de « concertation » vantée par la Première ministre dans sa déclaration de politique générale.