C’est un sujet qui embarrasse le gouvernement depuis un an. Et c’est le sénateur PS, Jean-Pierre Sueur qui s’est chargé de rappeler, une nouvelle fois, au gouvernement ses obligations en ce qui concerne les conditions de détention des prisonniers. La semaine dernière, lors des questions d’actualité au gouvernement du Sénat, le sénateur adresse une question « simple » au garde des Sceaux. « Le 2 octobre dernier, le Conseil constitutionnel décidait que le gouvernement devra faire adopter, avant le 1er mars prochain, une disposition législative, permettant à tout détenu, considérant qu’il est détenu dans des conditions indignes, de saisir la juridiction judiciaire. Nous sommes le 3 février […] à quelle date allez-vous produire cette disposition législative ? ».
Cour européenne des droits de l’Homme, Cour de cassation et Conseil constitutionnel
Cette affaire remonte à janvier 2020. Saisie par 32 détenus et anciens détenus dans les prisons de Nice, Nîmes, Fresnes, Ducos (Martinique) et Nuutania (Polynésie), la Cour européenne des droits de l’Homme condamnait la France en raison de conditions de détention dégradantes et inhumaines, et pour l’absence de recours effectif à même de prévenir ou de faire cesser ces atteintes en droit interne. En juillet, la Cour de cassation rendait un arrêt, qui faute de disposition législative depuis, devrait faire jurisprudence en matière de détention provisoire.
La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire donne au juge, et « sans attendre une éventuelle modification des textes », la possibilité de libérer un prisonnier s’il constate que les conditions de détention de ce dernier sont indignes. « Il appartient au juge judiciaire de faire vérifier les allégations de conditions indignes de détention formulées par le détenu sous réserve que celles-ci soient crédibles, précises, actuelles et personnelles ». Et si le juge constate que les conditions de détention indignes perdurent, il devra « ordonner la mise en liberté de la personne en lui imposant, éventuellement, une assignation à résidence avec surveillance électronique ou un contrôle judiciaire ».
Dans son arrêt, la Cour renvoyait une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) devant le Conseil constitutionnel, car elle jugeait « sérieuse l’éventualité d’une inconstitutionnalité des articles du Code de procédure pénale, qui ne prévoient pas que le juge judiciaire puisse mettre un terme à une atteinte à la dignité de la personne incarcérée résultant de ses conditions matérielles de détention ».
Le 2 octobre, comme l’a rappelé Jean-Pierre Sueur, le Conseil constitutionnel a estimé qu’il incombait au législateur « de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin ». Les Sages avaient exigé qu’une nouvelle loi, permettant aux personnes placées en détention provisoire de faire respecter ce droit à être incarcéré dans des conditions dignes, soit votée d’ici au 1er mars.
« C’est au gouvernement de prendre ses responsabilités »
A moins d’un mois de la date butoir, aucun projet ou proposition de loi n’est pourtant à l’agenda. « Je compte bien rappeler cette question à Marc Fesneau (ministre en charge des relations avec le Parlement) lors de la conférence des Présidents, mercredi » indique Patrick Kanner, président du groupe socialiste du Sénat.
« C’est au gouvernement de prendre ses responsabilités, c’est quand même lui qui maîtrise l’ordre du jour du Parlement. A plusieurs reprises, on nous a dit que le nécessaire serait fait. L’exécutif n’a peut-être pas pris la mesure de cette décision du Conseil constitutionnel. C’est un texte important qui ne peut pas passer en deux minutes », appuie François-Noël Buffet, président LR de la commission des lois, du Sénat.
Le gouvernement avait bien tenté de faire passer un amendement à l’occasion de l’examen du projet de loi sur le parquet européen mais il n’avait pas été jugé recevable par la commission des lois de l’Assemblée nationale, car il s’apparentait à un cavalier législatif.
« Il y aura incontestablement une disposition législative » assure le cabinet du ministre
Si un texte composé d’un seul article a été évoqué, cette disposition pourrait faire partie d’un projet de loi justice plus global qu’Éric Dupond-Moretti aimerait présenter devant le Parlement au mois de mai. Mais pour le moment aucune date sur ce texte n’est confirmée. « Il y aura incontestablement une disposition législative, suite à cette décision du Conseil constitutionnel », se contente-t-on de dire au cabinet du garde des Sceaux.
« Le gouvernement est entièrement mobilisé. Nous cherchons une date. Nous cherchons le vecteur pour respecter la décision du Conseil constitutionnel » s’était contenté de répondre, la semaine dernière, Éric Dupond-Moretti. Peu ou prou la même réponse qu’il avait faite, toujours à Jean-Pierre Sueur, le 13 janvier, lors de son audition devant la commission des lois du Sénat.
« Le Conseil constitutionnel a voulu marquer le coup »
« Les décisions du Conseil constitutionnel s’appliquent à toutes les autorités publiques. Il n’y a pas de recours possible. Laurent Fabius (le président du Conseil constitutionnel) a d’ailleurs rappelé à Emmanuel Macron cette décision du 2 octobre lors de ses vœux en début d’année », insiste Jean-Pierre Sueur qui suit ce dossier de très près. « La France a été condamnée à plusieurs reprises en raison de la surpopulation carcérale et les mauvaises conditions de détention. Le Conseil constitutionnel a voulu marquer le coup, en enjoignant le gouvernement à présenter un projet de loi », ajoute-t-il.
En juillet dernier, lors de sa prise de fonction, Éric Dupond-Moretti avait eu un mot pour les « conditions de vie inhumaines et dégradantes » des prisonniers et avait même réservé son premier déplacement à la prison de Fresnes où il s’était félicité des taux d’occupation « historiquement bas », en raison de l’épidémie de covid-19.
Mais depuis 6 mois le taux d’occupation carcéral a augmenté. 62 673 détenus au 1er janvier 2021 contre 58 695 au 1er juillet 2020 selon les chiffres de l’Observatoire international des prisons (OIP).
Que se passera-t-il au 1er mars ?
Faute de loi au 1er mars, « on s’attend à des recours nombreux » indique Céline Parisot, présidente l’Union Syndicale des Magistrats. « Jusqu’à présent, il n’y avait pas de voie de recours particulière. Une personne en détention provisoire ne pouvait pas être libérée sur le fondement de conditions de détention indignes. En juillet, la Cour de cassation a donné une nouvelle interprétation à la Convention européenne des droits de l’Homme et a ajouté une nouvelle condition de fin de détention provisoire. Ce sera un critère parmi d’autres qui ne va pas prévaloir sur les autres, j’imagine que la jurisprudence va se construire comme ça » précise-t-elle.
Après la Cour de Cassation, c’est le Conseil d’Etat, qui la semaine dernière, a transmis une deuxième question prioritaire de constitutionnalité aux Sages. Comme en juillet dernier, c’est l’Observatoire international des prisons qui est à l’origine de cette QPC. Cette fois-ci, Conseil constitutionnel est saisi de la même question, mais pour les détenus déjà condamnés. Le Conseil a trois mois pour rendre sa décision. « L’argumentation du Conseil constitutionnel, c’était la sauvegarde de la dignité humaine quelle que soit la qualité de la personne » rappelle Nicolas Ferran, responsable du pôle contentieux de l’OIP, qui a bon espoir que le Conseil constitutionnel confirme cette voie de recours pour les personnes condamnées.