La loi « Égalim », sur l’agriculture et l’alimentation, adoptée en octobre 2018 tient-elle ses promesses ? Destiné à améliorer le revenu des agriculteurs, le texte est entré progressivement en application et ses effets se font sentir à plusieurs niveaux, des caisses des hypermarchés aux négociations commerciales qui sont en cours.
Depuis janvier, la commission des Affaires économiques du Sénat mène un cycle d’auditions de l’ensemble des acteurs de la chaîne, afin d’évaluer les effets de la nouvelle loi. Après les représentants de l’industrie agroalimentaire la semaine dernière, ce sont les représentants des distributeurs qui étaient entendus ce mercredi par les sénateurs. Malgré des discours introductifs plutôt positifs et rassurants, un certain scepticisme s’est dégagé dans les propos des grands distributeurs, qui doutent que l’augmentation des prix d’achat en bout de chaîne se répercute réellement sur les producteurs.
Les négociations qui ont abouti dans la filière laitière : « l’arbre qui cache la forêt ? »
Ce cycle 2019 jette les bases de la nouvelle contractualisation prévue par Égalim : un « renversement » de la pyramide de la construction des prix, en partant des coûts de production. Les distributeurs représentés sont tombés d’accord sur un point : les négociations commerciales annuelles avec leurs fournisseurs, et l’industrie agroalimentaire, se passent « mieux » que les années précédentes. Le nombre d’accords commerciaux conclus à ce jour est supérieur à celui observé à la même période en 2018.
« Une amélioration n’est pas une gloire, tellement on était très bas dans la qualité des négociations », a commenté le sénateur (LR) Michel Raison, l’un des deux rapporteurs de la loi.
La filière du lait a régulièrement été citée en exemple dans ces négociations qui se sont rapidement conclues. Attention, à ce qu’elle ne soit « pas l’arbre qui cache la forêt », tempère Sophie Primas, la présidente (LR) de la commission des Affaires économiques du Sénat.
Si dans le cas du lait, les signatures ont été rapidement apposées, c’est car les industriels « ont joué le jeu de la transparence », explique Thierry Cotillard, président d'Intermarché et de Netto. « Ce niveau de transparence nous assurait que les augmentations de tarifs que nous acceptions n’allaient pas au profit des comptes d’exploitation des industriels mais allaient bien à une meilleure rémunération des agriculteurs. »
Stéphane de Prunelé, le secrétaire général du Mouvement E. Leclerc, s’est montré pour sa part un peu plus mesuré, parlant d’ « opacité complète au niveau de la transformation ». « Ce sont des accords qui nous paraissent vertueux mais qui ne sont pas pour autant transparents […] Nous n’avons de transparence sur la réalité de ce qui est reversé au producteur de lait. »
Les distributeurs déclarent qu’ils n’ont « aucune garantie » de la part des industriels que les agriculteurs bénéficient de la hausse des prix
Pour que le « ruissellement » en direction des agriculteurs se produise, les distributeurs présents ce matin ont renvoyé la balle dans le camp des industriels. Cet état d’esprit a rappelé aux sénateurs l’audition d’un autre maillon, celui des industriels la semaine dernière, qui pointaient la responsabilité de la grande distribution. « Aujourd’hui, ce que nous craignons, c’est qu’on rentre dans une mécanique, où chacun – avec des arguments certes louables – démontre qu’il n’y est pour rien, et que le but final, le renforcement du revenu de l’agriculteur, soit difficilement atteignable », s’inquiète le socialiste Jean-Claude Tissot.
Son collègue Henri Cabanel a également le même sentiment. « Quand on reçoit les gens séparément en audition […] ils se rejettent la pierre. Il serait intéressant de tous les recevoir en même temps. »
« Les mauvaises pratiques, visiblement, continuent à exister »
Les distributeurs ont également critiqué les hausses de prix imposées par certains transformateurs, et multinationales. « On voit bien qu’il y a des hausses qui sont complètement déconnectées des matières premières. Les mauvaises pratiques, visiblement, continuent à exister », déplore Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). « Il y en a qui profitent de cette loi », ajoute Thierry Cotillard (Intermarché), qui pointe des hausses de plus de 10% dans les négociations avec les alcooliers.
Deux autres leviers de la loi Égalim – plus visibles pour le consommateur à l’heure actuelle – ont également été abordés durant la table ronde : la limitation des promotions, en prix et en volume, et surtout, le relèvement de 10% du seuil de revente à perte (SRP), entré en vigueur le 1er février. En clair, les distributeurs doivent augmenter mécanique le prix minimum qu’ils payent aux industriels. Un produit actuellement acheté 100 euros ne pourra être revendu au consommateur en dessous de 110 euros.
Cette mesure a obligé les distributeurs à augmenter leurs prix de vente en moyenne de 4% sur les 100 produits les plus vendus, selon une récente étude. Bien souvent, des produits d’appels, dont la fabrication ne repose pas sur l’agriculture française (café, ou boissons gazeuses et pâtes à tartiner bien connues). L’accroissement de la marge est censé revenir en bout de course aux agriculteurs : le Sénat avait émis de grandes réserves sur ce principe lors de l’examen du texte.
Stéphane de Prunelé (Leclerc) dénonce « un effet pervers » de la loi ». « La hausse du seuil de revente à perte sert simplement à augmenter le prix des produits des multinationales », dit-il avant d’ajouter que le « ruissellement » vers les agriculteurs est une « illusion ».
Stéphane de Prunelé (E.Leclerc) s'interroge sur l'efficacité de la loi Égalim
Pour que le ticket de caisse soit moins douloureux pour le consommateur et lisser les hausses sur le panier, les distributeurs ont trouvé la parade. « Face à des hausses qui étaient significatives – près de 10% pour des produits qui se vendaient le plus – on a décidé d’opérer une baisse importante sur les produits de nos marques », répond Thierry Cotillard (Intermarché). Leclerc s’est aussi engagé dans cette voie. La crainte pour la commission des Affaires économiques du Sénat, c’est que cette pratique n’impacte des PME françaises, qui sont bien souvent à l’origine des marques distributeur.
Un « jeu de dupes »
Les sénateurs se sont aussi interrogés sur les risques de détournements par le biais des « cagnottages » dans les cartes de fidélité, pour rendre une partie de la hausse des prix aux clients. Cette forme de « restitution » a été mise en évidence, par 60 Millions de consommateurs par exemple. « Nous n’avons pas joué le jeu de la carte de fidélité. On trouvait que ce n’était pas dans l’esprit de la loi », s’est défendu Thierry Cotillard (Intermarché).
Stéphane de Prunelé (Leclerc) s’en est pris à l’encadrement des promotions (limitées à un tiers du prix de référence d’un produit et à 25 % de son volume), qui « pénalisera » selon lui au développement des plus petits acteurs, comme les PME. « Les multinationales ont d’autres leviers comme le marketing. La promotion pour les PME, permettait de valoriser leurs produits, c’était un peu leur seul moyen. » Une approche que partage Jacques Creyssel (FCD).
Après ces trois semaines auditions, où les points de vue divergent, les sénateurs craignent qu’Égalim ne change pas significativement le quotidien des producteurs et des agriculteurs. « Aujourd’hui, on n’en voit pas les effets clairement », nous déclare Sophie Primas. « Le compte n’y est pas du tout pour les agriculteurs. »
Loi Égalim : « Le compte n’y est pas du tout pour les agriculteurs », estime Sophie Primas
« Le compte n’y est pas du tout pour les agriculteurs », estime Sophie Primas
Agriculteur de profession, le sénateur Laurent Duplomb (LR) considère que l’on « assiste à un jeu de dupes » et que cette loi représente une « équation impossible », d’autant plus dans cette période où le pouvoir d’achat est plus que jamais l’une des préoccupations les plus portées.
Loi Égalim : Un « jeu de dupes », estime Laurent Duplomb
Loi Égalim : Un « jeu de dupes », estime Laurent Duplomb