Programmation militaire : le Sénat vote le texte, malgré « un dialogue de sourds » avec le gouvernement sur le niveau réel des crédits

Les sénateurs ont adopté le projet de loi qui prévoit une forte hausse du budget de la défense de 2024 à 2030. La majorité sénatoriale a revu le rythme de cette augmentation, accentuant l’effort sur les premières années. Un désaccord a persisté tout au long des débats avec le gouvernement, au sujet du niveau réel des dépenses, qui est globalement fixé à 413 milliards d’euros.
François Vignal

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Le sujet devait être plutôt consensuel. L’examen au Sénat du projet de loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 s’est pourtant traduit, à plusieurs reprises, par une profonde incompréhension entre le gouvernement et la majorité sénatoriale.

Après trois jours d’examen plutôt rapide, pour ne pas dire au pas de charge, la Haute assemblée a adopté le texte par 314 voix contre 17 (groupe communiste) et 12 abstentions (groupe écologiste). Il porte à 413 milliards d’euros l’enveloppe de la LPM, contre 295 milliards pour la LPM précédente 2019-2025. Le budget de la défense atteindra 68,9 milliards d’euros en 2030, soit un doublement comparé à 2017 et ses 32,3 milliards. L’effort est conséquent après deux LPM. Il vise à maintenir un modèle d’armée complète, qui porte sur tous les domaines et chercher à répondre aux conflits de type « hybride », tout comme à « l’émergence de nouveaux espaces de conflictualité » dans « le cyber, l’espace ou les fonds marins ».

Si la majorité sénatoriale LR-centriste partage « l’ambition » globale du projet de loi, un désaccord sérieux a persisté sur le plan budgétaire. Un soutien aux armées défendu aussi par le groupe PS, malgré le « manque de vision stratégique ». Les socialistes ont notamment pointé la question du Service national universel – qui n’est pas dans le texte – et la nécessité d’en faire un premier bilan. Regrettant l’absence de « livre blanc », ils ont obtenu l’élaboration d’un livre blanc sur la défense pour la prochaine LPM. On fait le point sur les principaux apports du Sénat et du texte.

  • Le Sénat accélère le rythme de la hausse du budget de la défense

Pour rattraper plusieurs années de vache maigre, le gouvernement fait un effort conséquent. Tout le monde le reconnaît. Le rapporteur LR du texte, Christian Cambon, n’a pas eu de pudeur pour « rendre hommage » à cet « effort louable ». Jusqu’ici, tout va bien. Là où ça se gâte, c’est sur les modifications apportées par les sénateurs en commission. Pour eux, le rythme de la progression du budget de la défense n’est pas le bon. Ils ont donc revu « le cadencement », pour mettre davantage d’argent tout de suite, et ne pas attendre 2027 pour la principale « marche », c’est-à-dire hausse du budget, comme le prévoit le gouvernement. Leur crainte : que le prochain président de la République puisse revenir sur ces décisions. L’idée est de rester sur l’enveloppe des 413 milliards d’euros, mais il s’agit d’en dépenser plus tout de suite, et un peu moins dans la seconde partie, et pas l’inverse. « C’est maintenant la guerre, c’est maintenant qu’on doit faire un effort, car c’est maintenant l’inflation », a défendu Bruno Retailleau, à la tête des sénateurs LR (voir la vidéo ci-dessous).

Sur ce point du rythme, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, s’il n’a pas vraiment exprimé d’opinion précise, n’a peut-être pas semblé totalement fermé à la discussion.

  • « Dialogue de sourds » entre gouvernement et le Sénat sur la lecture du niveau réel des dépenses

C’est sur un autre point que les discussions se sont tendues. Pas sur la question du cadencement, mais celui de l’enveloppe. Car selon Sébastien Lecornu, les modifications apportées par le Sénat reviennent à augmenter l’enveloppe globale de 413 milliards d’euros à au moins 416 milliards, voire 420 milliards, selon les calculs. Une vision que contestent totalement les sénateurs. Et chacun est resté campé sur sa position. « J’ai l’impression que nous sommes engagés dans un dialogue de sourds », a résumé le sénateur LR Pascal Allizard, quand le sujet, abordé dès le début de la discussion, est revenu sur la table mercredi soir, à minuit, au détour d’un amendement du rapporteur complétant le rapport annexé à la LPM. « On est sur un point dur », n’a pu que constater le ministre.

Explications de ce blocage : alors qu’Emmanuel Macron avait annoncé en janvier, lors d’un discours à Mont-de-Marsan, une LPM à 413 milliards d’euros, les sénateurs soulignent qu’il y a en réalité 400 milliards de crédits budgétaires, auxquels s’ajoutent 13 milliards de crédits extrabudgétaires, dont 5.9 milliards issus de ventes de fréquences ou de ventes immobilières, et 7,4 milliards jugés beaucoup plus incertains par les sénateurs, car issus de « marges frictionnelles », soit un crédit qui ne sera pas consommé, et de « report de charges », c’est-à-dire une dépense différée. Pour éviter toute mauvaise surprise et « lever un doute », comme le dit le patron des sénateurs LR, Bruno Retailleau, le Sénat a transformé ces 7 milliards en crédits budgétaires.

Mais pour Sébastien Lecornu, le Sénat « alourdit la facture » en réalité, a minima de « 3,2 milliards d’euros », par plusieurs dépenses qui ont été ajoutées. « On est à 416,2 milliards », selon le ministre, voire « 423 » milliards, car « les 7,4 milliards d’euros de reports de charges » n’ont pas disparu et sont toujours « dans la programmation »… Regardez les explications du ministre :

« Est-ce que vous pensez que tous les services de Bercy, tous ceux du ministère des Armées, se seraient trompés ? » a lancé Sébastien Lecornu aux sénateurs

Dans la nuit de mardi à mercredi, l’adoption donc d’un amendement de Christian Cambon a remis une pièce dans la machine. Fidèle à sa logique de renforcer plus vite les besoins en matériels, la majorité sénatoriale est revenue sur le report de livraison après 2030, prévu par le gouvernement, de blindés du programme Scorpion – Griffon (+153 unités), Jaguar (+17) et Serval (+325) –, de patrouilleurs hauturiers pour la Marine (+10). Ils ont aussi ajouté 2 avions de transport A400M et inscrit la modernisation de l’hélicoptère Tigre. Il s’agit d’objectifs affichés, car le rapport annexé n’a pas de porter « normative ».

« Cet amendement vient alourdir la facture », a répété Sébastien Lecornu, qui affirme qu’« il n’y a pas le budget en face. Ou alors, c’est qu’il y a des renoncements », « ou la LPM n’est plus sincère, car le tableau capacitaire coûte plus cher que la trajectoire que vous avez votée ».

« Nous gageons cela sur les 7 milliards d’euros de ressources extrabudgétaires », a tenté de le convaincre Christian Cambon, qui a ajouté un autre argument : avec les 30 milliards d’euros, a minima, que pèsera l’inflation sur la période de la LPM, dépenser plus tout de suite permettra d’éviter cet écueil, et donc d’économiser. « Est-ce que vous pouvez imaginer que notre raisonnement tient la route, en disant que « plus nous dépensons vite, moins il y aura d’inflation sur ces dépenses » ? Un euro d’aujourd’hui vaut plus qu’un euro de dans 7 ans », soutient celui qui est aussi président de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat. Le ministre n’a pas été plus convaincu :

 Ça revient à jouer la programmation aux dés ! 

Sébastien Lecornu, ministre des Armées

« Votre propos, c’est de dire qu’on peut bourrer la copie, car si ça se trouve, ça ira mieux à un moment donné », a insisté Sébastien Lecornu, qui n’a pas caché son irritation : « Est-ce que vous pensez que tous les services de Bercy, tous ceux du ministère des Armées, se seraient trompés ? (…) Ah bah mince, on a oublié de calculer l’inflation ! » a ironisé le ministre. « Nous restons sur les 413 milliards, mais nous restons ouverts au débat », a assuré malgré tout Christian Cambon, histoire quand même de ne pas fermer totalement la porte aux discussions, en vue de la commission mixte paritaire, qui s’annonce déjà complexe sur ce point.

A l’issue des débats, ce jeudi, le sénateur LR du Val-de-Marne a semblé davantage encore tempérer les choses : « A l’heure qu’il est, le dialogue a été ouvert et je suis plus que persuadé que nous allons arriver à trouver un accord et à converger (…) en vue de la commission mixte paritaire qui va se tenir le jeudi 6 juillet ». En cas de désaccord, les députés pourront avoir le dernier mot. Mais reste à voir si les députés LR, qui avaient finalement voté la LPM, se désolidariseront des sénateurs… ou pas.

  • Un « livret d’épargne souveraineté » pour « soutenir l’industrie de défense »

C’est l’un des apports du Sénat sur cette LPM. Et cette fois, le ministre est (à peu près) d’accord. La majorité sénatoriale a adopté la création d’un nouveau « livret d’épargne souveraineté », exonéré d’impôt et de prélèvement, afin d’aider le financement des PME du secteur de la défense. Ces dernières sont souvent confrontées aux refus des banques pour leurs prêts bancaires. Regardez les explications de Christian Cambon :

Les sénateurs veulent y voir « une dimension pédagogique » et « même patriotique », pour inciter les Français à orienter leur épargne vers le financement de la BITD (base industrielle et technologique de défense). Un « sujet majeur », selon le ministre Sébastien Lecornu, qui pointe cependant des difficultés « techniques ». Il faut « retravailler les choses » car « Bercy a des doutes », a expliqué le ministre Sébastien Lecornu. Le président du groupe écologiste, Guillaume Gontard, a dénoncé la mesure, regrettant l’absence d’« étude d’impact » et un risque « d’effet d’éviction » au détriment du livret A.

  • Ventes d’armes à l’étranger : le Sénat dote le Parlement d’un pouvoir de contrôle

La France vend de plus en plus d’armes à l’étranger. Le pays occupe le troisième rang mondial, derrière les Etats-Unis et la Russie. Mais ces ventes, qui se font aussi à des pays non démocratiques et à des dictatures, font de plus en plus débat.

Chasse gardée de l’exécutif, le Sénat a tenté de mettre un pied, ou plutôt un droit de regard sur le sujet, en dotant le Parlement d’un pouvoir de contrôle sur les ventes d’armes à l’étranger, dont il est jusqu’ici dépourvu (voir la vidéo ci-dessus avec Christian Cambon). Il a donné cette prérogative à la délégation parlementaire au renseignement, un organisme rassemblant quatre députés et quatre sénateurs. Fait notable : l’amendement du rapporteur LR Christian Cambon a été soutenu par les socialistes, les communistes et les écologistes. Malgré un cadre strict – secret-défense, contrôle a posteriori – le ministre Sébastien Lecornu s’est opposé à la mesure, sans expliquer son refus…

  • Une dissuasion nucléaire renouvelée

C’est un point essentiel de la LPM, mais pourtant peu débattu, au grand dam du communiste Pierre Laurent, qui rêve d’un autre type de dissuasion, ou de l’écologiste Guillaume Gontard. Le texte prévoit d’assurer la prolongation et la modernisation de la dissuasion nucléaire française.

Cette clef de voûte du système de défense français pèse « 12,5% » des 413 milliards d’euros de crédits de la LPM, a expliqué lors de son audition Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires du commissariat à l’énergie atomique (CEA). Mais difficile d’avoir beaucoup plus de détails. Un flou certain entretenu et assumé par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Donner davantage d’éléments mettrait à mal notre dissuasion en donnant des informations cruciales à nos potentiels ennemis.

  • Un nouveau porte-avions pour remplacer le Charles de Gaulle

C’est un des gros dossiers de la LPM : la construction d’un nouveau porte-avions de nouvelle génération. Alors que les sénateurs ont cherché à savoir son coût, il a été donné par le ministre lors de son audition : il est estimé à 10 milliards d’euros, dont 5 milliards dans la LPM.

En séance, le communiste Pierre Laurent a dénoncé « ce programme extrêmement coûteux ». Le sénateur PCF y voit « un choix inadapté opérationnellement face aux nouvelles menaces ». Pour l’ancien numéro 1 du PCF, il y a « des choix à faire » dans cette LPM qui veut tout faire, au risque d’être dans le saupoudrage. Son groupe préfère « des choix d’équipement renforcés des forces dans toute une série de domaines, plutôt que celui du porte-avions ».

Le rapporteur LR Christian Cambon a défendu au contraire « le porte-avions, qui constituera un atout stratégique et diplomatique majeur pour la France ». « La mer devient un espace de conflictualité », a ajouté le ministre Sébastien Lecornu, qui souligne que « la sécurité de l’espace Méditerranée devient de plus en plus tendue. C’est vrai sous la mer », avec les mines et les câbles sous-marins, « et il y a l’enjeu de protection du ciel ». Par ailleurs, si la France n’a « plus de porte-avions, on abandonne une partie du segment tactique aux américains pour le faire en Méditerranée ».

  • Le Sénat ramène à 2025 l’objectif d’arriver à 2 % du PIB pour la part du budget des armées

La question a été un autre sujet de débat entre le ministre et la majorité sénatoriale. La Haute assemblée a rétabli l’objectif de porter la part du budget des armées à 2% du PIB dès 2025. Cet objectif est un critère fixé par l’OTAN et ses membres.

Mais « par honnêteté », le ministre Sébastien Lecornu a préféré, lors des débats à l’Assemblée, fixer une fourchette « entre 2025 et 2027 » pour atteindre les 2 %. Une manière de tenir compte du cadrage du programme de stabilité, qui prévoit un retour sous les 3% de déficit public en 2027.

« La crédibilité de la France, est-ce qu’elle repose sur un truc faux qui fait bien, ou un truc vrai qui correspond à la vérité ? », a interrogé le ministre, qui a souligné l’incertitude des prévisions macroéconomiques pour expliquer cette souplesse. « Tout le monde sait que les prévisions économiques sont un domaine incertain et plutôt capricieux. Nous, ce que nous retenons, c’est l’affichage politique », a défendu de son côté le rapporteur Christian Cambon, selon qui « l’affichage politique a des conséquences immédiates, tant vis-à-vis de nos alliés mais aussi de nos adversaires ».

  • Doubler le nombre de réservistes d’ici 2035

Dans les nombreuses dispositions de la LPM, il est prévu de doubler les effectifs de la réserve pour atteindre 105.000 personnes d’ici 2035. Ce qui reviendrait à avoir un militaire de réserve pour deux militaires d’active. Pour y parvenir, la limite d’âge est repoussée à 70 ans, voire 72 ans. En commission, les sénateurs ont cherché à « crédibiliser la trajectoire de hausse des effectifs » en inscrivant dans la loi la trajectoire avec une hausse annuelle de 3.500 réservistes.

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