Projet de loi santé : le débat au Sénat se grippe sur les déserts médicaux

Projet de loi santé : le débat au Sénat se grippe sur les déserts médicaux

Plusieurs amendements, venus de la plupart des familles politiques, instaurant une régulation à l’installation des médecins dans les territoires surdotés ont été refusés lors de l’examen du projet de loi réorganisant le système de santé. Récit d'une séance sous tension.
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Ont-ils prêché une nouvelle fois dans le désert ? Même s’ils étaient issus de quatre groupes différents, les sénateurs partisans de mesures régulant l’installation des médecins, pour combattre le phénomène des déserts médicaux, n’ont pas réussi à former une majorité autour de leurs propositions, ce mardi soir. Leurs suggestions de modification au projet de loi réorganisant le système de santé, en discussion depuis lundi après-midi, sont tombées les unes après les autres.

L’hémicycle a choisi de se ranger derrière l’avis du rapporteur du texte, le président (LR) de la commission des Affaires sociales Alain Milon et la ministre de la Santé Agnès Buzyn, qui ont mis en garde à plusieurs reprises contre les effets pervers de barrières menaçant la liberté d’installation des médecins. Signe que le sujet était mobilisateur et commun à de nombreux départements, les sénateurs étaient présents en nombre dans cette longue séance nocturne, émaillée de quelques tensions dans les interventions.

L’égalité d’accès aux soins, un futur élément des conventions de l’Assurance maladie ?

Seulement deux amendements ont été adoptés, avec un avis favorable du président de la commission des Affaires sociales du Sénat (mais pas du gouvernement). L’un était porté par la commission de l’Aménagement du territoire, l’autre par des sénateurs LR emmenés par Michel Vaspart. Le nouvel article – qui devra ensuite être approuvé par l’Assemblée nationale – fait de la « contribution des médecins à la réduction des inégalités territoriales dans l’accès aux soins » un élément obligatoire de la négociation de la convention passée entre l’Assurance maladie et les syndicats de médecins. Certains sénateurs ont vite soulevé le fait qu’il pouvait y avoir un risque d’absence d’accord entre les deux parties. « On est absolument certain que ça n’aboutira pas », a raillé le sénateur socialiste Martial Bourquin.

D’autres amendements allaient bien au-delà d’une solution négociée. On n’a pas tout tenté dans la lutte contre les déserts médicaux. C’est un peu l’idée qui ressortait des prises de paroles, s’alarmant des écarts entre certains départements en matière de démographie médicale. « 610 médecins spécialistes à Paris pour 100.000 habitants, 80 dans l’Ain. 70 dans l’Eure. Ces chiffres sont vraiment parlants »,  a avancé le centriste Jean-François Longeot, partisan de solutions de régulation poussée, à l’image de sa commission de l’Aménagement du territoire, saisie pour avis sur ce texte. Il avait été débouté lors de l’examen du projet de loi en commission des Affaires sociales.

Des amendements déjà soutenus à l’occasion de précédents projets de loi

Non satisfaits par les résultats des mesures incitatives, censées encourager la venue de praticiens dans des zones en pénurie de professionnels de la santé, de nombreux sénateurs ont poussé pour faire adopter des mesures de régulation. Car « la situation continue de se dégrader », alerte le sénateur (LR) Michel Vaspart. Sans vouloir remettre en cause la liberté d’installation des médecins, les sénateurs porteurs des amendements expliquent que cette dernière ne peut pas aller non plus à l’encontre du principe d’égal accès aux soins.

« Je le dépose depuis une bonne dizaine d’années […] mais je persévère », a précisé d’emblée le sénateur LR de Haute-Saône Michel Raison, soutenu par 32 collègues de son groupe. « Une fois que la zone est dotée, on vous dit : installez-vous ailleurs. Ce n’est pas très coercitif », explique-t-il. Contrainte, ou encore coercition : aucun de ces deux mots ne s'est retrouvé dans les argumentaires des sénateurs, qui évoquent des mesures de régulation. D’autres groupes se sont portés signataires d’amendements similaires : une partie sénateurs du groupe socialiste, au nombre de 31, et la plupart du groupe RDSE (à majorité radicale), 20 pour leur part. Pour Raymond Vall, sénateur du Gers, « l’amendement est largement justifié », car, selon un sondage BVA qu’il cite, 7 Français sur 10 ont renoncé à se soigner en partie à cause de délais d’attente trop importants.

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Autre arme brandie, et pas des moindres : celle du conventionnement avec l’Assurance maladie, qui pourrait devenir sélectif dans les zones surdotées. Il s’agit en clair de jouer sur le niveau de remboursement des patients dans les nouveaux cabinets qui s’installeraient dans des zones déjà surdotées. Plus d’un sénateur a cité le cas des infirmiers libéraux, des dentistes ou des orthophonistes, qui font déjà face à un encadrement.  « Je ne comprends pas pourquoi les médecins ne pourraient pas faire l’objet de dispositions similaires », s’est écrié Jean-François Longeot.

De son côté, le groupe communiste a apporté son soutien aux mesures de régulation proposées, tout en appelant à prendre en compte le problème des zones sous-dotées avec une approche plus large. « Il n'existe pas une solution. Néanmoins, il faut expérimenter la mesure proposée », a expliqué la sénatrice Laurence Cohen. « Les hôpitaux de proximité risquent de ne plus avoir d'urgences. Un médecin libéral voudra-t-il s'installer dans un territoire sans maillage collectif ? Soyons logiques jusqu'au bout », a-t-elle ajouté. Sa collègue Céline Brulin a élargi la question à l'ensemble des services publics. « Nous n’aurons pas un médecin qui acceptera volontiers de s’installer dans une zone rurale qui a vu tous ses services publics foutre le camp ! »

Pour le rapporteur du texte, les mesures de régulations créeront une « France à deux vitesses »

Justifiant l’avis défavorable de sa commission sur ces pistes, Alain Milon, médecin de profession, a finalement donné le « la » dans l’hémicycle. Ces solutions ont une « faible efficacité en pratique », comme l’a montré l’exemple allemand rappelle-t-il, et pourraient se révéler « contre-productives », avec l’instauration d’une médecine « à deux vitesses » et d’assurances privées. Le sénateur du Vaucluse a également soulevé le risque « d’effets de seuil » : des professionnels s’installeraient à la frontière d’un territoire défini par l’Autorité régionale de santé comme « sous-dense », mais continueraient d’exercer dans un territoire déjà bien doté.

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Agnès Buzyn a, elle, poussé les auteurs des amendements à l’autocritique, dénonçant un « remède miracle » et de « fausses bonnes idées ». « Quatre ministres se sont succédé, de droite et de gauche en 10 ans. Je pense que nous n’avons pas la même vision ni les mêmes opinions. Si tous ont refusé [les solutions de régulation], cela doit vous interroger. » Pour la ministre, le problème tient dans le manque d’attractivité de la médecine libérale, qu’il convient de rendre plus attractif en zone rurale. Elle a, en outre, rappelé que la pénurie était générale. « Lequel d’entre vous considère qu’il a une surdensité médicale ? Qu’il a suffisamment de médecins ? Je suis tranquille, pratiquement aucun. »

Au fur et à mesure de la soirée, le débat s’est allongé. Et s’est crispé aussi, avec un feu nourri contre la ministre, qui défend sa « palette d’outils ». « Vous sous-estimez la gravité de la situation. Le sort de votre loi est train se jouer sur ces amendements », a sermonné Raymond Vall (RDSE). Jean-Pierre Sueur (PS) se dit « frappé » que les arguments de la ministre se retournent contre elle. « Ne serait-il pas temps de changer de position ? Si vous nous expliquez que ça ne marche pas, pourquoi refusez-vous de changer d’orientation ? Un jour va arriver où ce seront les habitants qui vont protester. »

L’émotion d’Agnès Buzyn et la colère froide d’Hervé Maurey

Vient ensuite une colère froide du sénateur (UDI) Hervé Maurey, président de la commission de l’Aménagement du territoire, qui a pris à cœur ce problème. « Je crains que l’on ait demain un drame sanitaire dans ce pays. Quand vous attendez des mois pour aller voir un spécialiste, dans certains cas, ce n’est même plus la peine d’aller au rendez-vous. C’est une véritable inégalité, et je ne peux pas accepter quelque chose comme ça et je suis choqué que vous puissiez l’accepter. »

Attaquée à plusieurs reprises sur une prétendue déconnexion avec le terrain, et sur « l’absence de solutions », Agnès Buzyn a répliqué, avec émotion. « Vous n’êtes pas les seuls témoins des territoires ». L’atmosphère monte un peu plus quand le rapporteur se dit « scandalisé »  par le parallèle fait, sur les bancs socialistes, du « coût » d’un étudiant en médecine pour l’État et l’opposition à une remise en cause de la liberté d’installation. « On a quasiment déroulé le tapis rouge », s’est offusquée la sénatrice PS Angèle Préville, réclamant un retour d’ascenseur.

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Florence Lassarade (LR), ancienne pédiatre, s’est émue de la tournure que prenait parfois la séance. « J’espère qu’il n’y a pas beaucoup de jeunes médecins qui nous écoutent, car il n’y en aura plus beaucoup pour s’installer en zone désertifiée ».

Les débats se sont conclus par un échange froid entre Hervé Maurey et le sénateur LR Jean-François Husson. Le premier s’était plaint de la multiplication des scrutins publics (permettant une délégation de votes) sur le sort de chaque amendement, réclamés par le président de la commission des Affaires sociales Alain Milon. « J’y vois un avantage. Le vote de chacun sera au Journal officiel. Et dans les départements, chaque élu, chaque citoyen, verra ce que son sénateur a voté par rapport à ce problème crucial des déserts médicaux, et je m’en réjouis ! » Réponse de Jean-François Husson : « L’ambiance mérite autre chose que des montées d’adrénaline ou de montrer du doigt ceux ou celles qui expriment des positions différentes […] Ce ne sont pas des méthodes ! »

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Les discussions sur le projet de loi vont se poursuivre mercredi et jeudi. Après le volet de la formation, les sénateurs doivent encore examiner la question des hôpitaux de proximité, de la coordination des professionnels, de la gradation des soins ou encore de l’essor des données numériques de santé.

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