Dans les couloirs du Palais du Luxembourg, on tourne en rond depuis deux semaines. Cela fait quinze jours que Sébastien Lecornu a été nommé à Matignon par le Président de la République. Et depuis, rien. Pas de prise de parole officielle, à part quelques communiqués de presse et une interview à la presse quotidienne régionale. Pas de gouvernement, pas de nouvelles annonces budgétaires, non plus. La session extraordinaire ouverte début septembre au Parlement a été refermée aussi vite. Chez les socialistes, cette période de flottement est l’occasion de resserrer les rangs autour de leurs propositions, présentées fin août lors de leurs universités d’été.
« Monsieur Lecornu consulte, il est très isolé à ce stade »
« Sébastien Lecornu a été ministre des Armées pendant trois ans, or vous savez comment on appelle l’armée française : la grande muette », s’amuse Patrick Kanner, président du groupe socialiste au Sénat, quand on l’interroge sur le silence du nouveau Premier ministre. Pour lui, ce mutisme traduit deux choses : la volonté du normand de prendre son temps pour composer un gouvernement dont le casting semble impossible à trouver ; son isolement aussi, au sein d’un bloc central où les dissensions fragilisent l’alliance. « Monsieur Lecornu consulte, il est très isolé à ce stade », estime-t-il auprès de Public Sénat. « Mon hypothèse est que son silence est plus subi que voulu. Il est prisonnier des contradictions du bloc central et cela l’empêche de poser quoi que ce soit de concret dans le débat public hormis quelques diversions sur la décentralisation qui ne trompent personne », considère Alexandre Ouizille, sénateur socialiste de l’Oise.
« Dans le fond, je ne crois pas qu’il existe un budget qui aille ‘en même temps’aux socialistes et aux LR »
C’est dans ce silence relatif, puisque le Premier ministre recevait aujourd’hui les responsables des partis du bloc central, que les acteurs politiques font leurs jeux. Dans les couloirs, les marchandages et les hypothèses vont bon train : les LR sont-ils prêts à mettre de l’eau dans leur vin concernant la trajectoire de réduction du déficit public ou la réforme de l’AME ? Les socialistes font-ils de la taxe Zucman un totem ? « Dans le fond, je ne crois pas qu’il existe un budget qui aille ‘en même temps’aux socialistes et aux LR. Nous avons, sur de nombreux sujets, des vues diamétralement opposées de ce qu’est le bien commun », tranche Alexandre Ouizille. Les membres du parti à la rose n’en démordent pas : depuis qu’ils ont présenté leurs propositions à Sébastien Lecornu la semaine dernière, la balle est dans son camp. « Il n’a rien lâché, ou quasi rien, de ses intentions à l’égard de nos propositions », relate Patrick Kanner. Eux l’affirment, ils ne lâcheront pas.
La déclaration de politique générale comme date butoir
« C’est une situation particulière, mais il va y avoir un butoir. Le butoir, ce n’est pas le budget, mais la déclaration de politique générale qui aura lieu début octobre, et sur laquelle il y aura à coup sûr une motion de censure portée par la France Insoumise », anticipe Patrick Kanner. C’est là que Sébastien Lecornu dévoilera son jeu, ainsi que la nature des ruptures qu’il a appelées de ses vœux, lors de la passation de pouvoir à Matignon. « Tout le monde se prépare aux deux scénarios possibles : soit un changement radical de politique économique qui justifierait que les socialistes prennent sur eux de ne pas censurer, car le pays aura été entendu, soit, le plus vraisemblable aujourd’hui, une censure, puis une dissolution », affirme Alexandre Ouizille.
« Il est clair que la censure sera là au bout du chemin »
Quand les caméras sont éteintes, au PS, on maintient que le compte n’y est pas et que la censure, voire la dissolution sont inévitables. « A l’heure actuelle, nous n’avons aucun indice auquel se raccrocher pour faire confiance à Sébastien Lecornu », confie un cadre du parti. Il l’assure, les socialistes sont unanimes sur le sujet, alors qu’il y a quelques mois de cela ils s’engageaient dans une guerre fratricide à l’occasion de leur congrès à Nancy. « Sébastien Lecornu tente des débauchages individuels, mais personne n’a intérêt à se cramer pour être appelé ‘monsieur ou madame la ministre’pendant trois semaines », assure un autre membre proche de la direction.
Dans cette situation étrange, ce sont finalement les deux partis traditionnels de la politique française, qui se sont effondrés avec l’avènement du macronisme en 2017, qui détiennent les clés et font monter les enchères. « Est-ce que le gouvernement va s’enfermer, avec monsieur Macron, dans un bunker d’opposition à nos propositions ? J’espère que non, parce que sinon, il est clair que la censure sera là au bout du chemin ; et derrière la censure, probablement une dissolution », résume Patrick Kanner, « est-ce que c’est souhaitable pour le pays ? C’est toute la question qui est posée ».