Il y avait de l’écho ce matin, au Sénat, salle Clemenceau. « M. le ministre. Vous voyez que les ordonnances, c’est très présent », fait remarquer malicieusement Gérard Larcher, commentant les interventions de ses collègues. « Ça ne m’a pas échappé », sourit Marc Fesneau, le ministre chargé des Relations avec le Parlement. Au cours d’un débat interactif organisé avec le gouvernement sur le bilan de l’application des lois, plusieurs sénateurs occupant des postes clés au palais du Luxembourg ont interpellé l’exécutif sur le recours répété aux ordonnances. Beaucoup se sont interrogés sur l’utilité réelle, dans les faits, de cet outil permis par l’article 38 de la Constitution.
Car selon les données du dernier bilan sur l’application des lois (session 2017-2018), auquel le Sénat s’adonne chaque année depuis 1971, ordonnance ne rime pas forcément avec diligence. « Comme l’année dernière, l’argument de la célérité est à relativiser. Le délai moyen pour prendre l’ordonnance, une fois la loi donnant l’habilitation promulguée, est de 455 jours », a expliqué la sénatrice centriste Valérie Létard, présidente de la délégation du Bureau chargée du travail parlementaire, mais aussi du contrôle.
Ordonnances : « l’argument de la célérité est à relativiser », selon Valérie Létard
« L’argument de la célérité est à relativiser », selon Valérie Létard
Or, le délai moyen de vote de la loi par les parlementaires est descendu à 177 jours lors de la session 2017-2018. « Seules trois ordonnances ont été prises dans un délai inférieur », selon la sénatrice du Nord. Pour le président du Sénat, ce chiffre est « à méditer ». « Je rappelle que le principe de l’ordonnance, d’un coté c’est la complexité, mais il y a aussi la célérité. Il faut qu’on se le dise », a fait remarquer Gérard Larcher, indiquant que la multiplication de ces ordonnances était une « manière de contourner le Parlement ».
Gérard Larcher exhorte le gouvernement à rédiger les textes dans les temps
Ce n’est pas la première année que le Sénat met en évidence ce paradoxe temporel du gouvernement. Évidemment, ces rapports qui se succèdent les uns après les autres, formulant les mêmes réserves, suscitent une forme d’impatience. « Ou alors ça ne sert à rien ce qu’on fait, ou alors on se dit que ce n’est plus acceptable », résume, un peu agacé, le président du Sénat.
« L’ordonnance, d’un côté c’est la complexité, mais il y a aussi la célérité », rappelle Larcher
« L’ordonnance, d’un côté c’est la complexité, mais il y a aussi la célérité », rappelle Gérard Larcher
Confronté pour la première fois en tant que ministre à cet exercice annuel du bilan de l’application des lois, Marc Fesneau a esquissé une moitié de mea culpa, reconnaissant que la rapidité ne s'est pas toujours retrouvée dans les faits. « L’urgence n’est pas le seul critère qui conduit à privilégier le recours à l’ordonnance », a néanmoins reconnu l’ancien député Modem. Cette disposition permet au gouvernement, selon lui, de faire vivre le dialogue social, d’organiser des consultations préalables ou encore d’avertir la Commission européenne sur des sujets qui la concernent. « Autant d’éléments qui font obstacle à ce que la discussion parlementaire puisse avoir lieu au moment même du vote de la loi d’habitation », a-t-il souligné.
« L'ordonnance est un élément de gestion du temps normatif », selon Marc Fesneau
« L'ordonnance est un élément de gestion du temps normatif », selon Marc Fesneau
« Le record de lenteur, ce sont les ordonnances qui le détiennent », tacle Philippe Bas
Autre justification évoquée, dans un contexte d’ordre du jour estival surchargé : le Parlement ne peut pas être sur tous les fronts. « La compatibilité de l’activité législative du Parlement avec le nombre d’ordonnances votées démontre bien que l’Assemblée nationale et le Sénat ne pourraient pas délibérer de la totalité des dispositions durant la totalité de la session parlementaire », selon Marc Fesneau. De 2012 à 2018, si 346 lois ont été votées au Parlement, le gouvernement a, lui, publié dans le même temps 350 ordonnances.
Présenté comme un « élément de gestion du temps normatif », le principe de l’ordonnance laisse pourtant sceptiques la plupart des présidents de commissions au Sénat. Surtout quand l’ordonnance est prise avec retard. « On nous dit qu’il faut faire des ordonnances pour aller plus vite. Mais alors, le record de lenteur, ce sont les ordonnances qui le détiennent », a enfoncé Philippe Bas, le sénateur LR à la tête de la commission des Lois. Encore faut-il que ces dernières existent. En matière d’immigration, le sénateur de la Manche déplore l’absence de ces textes gouvernementaux, nécessaires à l’application de certaines mesures. « Il y a des textes, qui 9 mois après la promulgation, 18 mois après leur dépôt, ne sont toujours pas pris ! »
« Le record de lenteur, ce sont les ordonnances qui le détiennent », tacle Philippe Bas
« Le record de lenteur, ce sont les ordonnances qui le détiennent », tacle Philippe Bas
« Des habilitations ne sont pas toujours suivies d’ordonnances »
Hervé Maurey (union centriste) a constaté que les ordonnances posaient quelques questions sur leur périmètre. Sa commission de l’Aménagement du territoire a été confrontée au phénomène, à l’issue de l’adoption du nouveau pacte ferroviaire. « À l’occasion d’échanges récents avec le Conseil d’État, nous avons abordé le fait que le gouvernement ne savait pas toujours lui-même quels périmètres en termes d’habilitation lui seraient utiles au moment du vote de l’habilitation », a soulevé le sénateur de l’Eure. « Cela conduit au fait que, dans certains cas, des habilitations ne sont pas toujours suivies d’ordonnances et que dans d’autres cas, des ordonnances excédent le périmètre de l’habilitation consentie par le Parlement ! »
Élu dès 1995 au Sénat, Alain Richard (La République en marche) est intervenu pour modérer les propos de ses collègues. « Personne au cours des majorités qui se sont succédé depuis 61 ans n’a pas proposé d’abroger cet article de la Constitution. C’est parce qu’il est utile », a-t-il fait remarquer. Mais il a reconnu que les « gouvernements successifs n’ont jamais proposé de méthode organisée de concertation avec les parlementaires pendant l’habilitation des ordonnances ».
Balayant les critiques, Marc Fesneau a refusé de voir tout affaiblissement du Parlement dans cette procédure. « C’est un élément de souplesse, qui demeure sous contrôle du Parlement. Il définit et ouvre le champ de l’habilitation, et parfois même la durée de l’habilitation. Et il ratifie l’ordonnance », a-t-il rappelé. La présidente de la commission des Affaires économiques, Sophie Primas (LR), a recommandé au gouvernement « d’encadrer strictement les délais ».